Michel Onfray : l’antispécisme
Entretien avec Michel Onfray
Avez-vous déjà entendu parler de l’antispécisme ? Cette approche part du principe qu’il n’existe pas de différences entre les espèces et considère ainsi que rien ne justifie l’exploitation des animaux par les humains « de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines », indiquent les Cahiers antispécistes, référence actuelle du mouvement.
Le philosophe utilitariste Peter Singer, figure de proue de cette idéologie, estime en ce sens que tout être vivant sensible doit être protégé de la souffrance physique et psychologique. En interrogeant directement les critères d’humanité et d’animalité, cette question a toujours soulevé de brûlants débats.
Aussi le philosophe Michel Onfray signait-il en août 2009 dans Siné Hebdo un article qui a été largement repris dans la communauté végétarienne. Pour cause, il soulignait à quel point les idées antispécistes, dont les fondements sont justes, peuvent atteindre des extrêmes malheureux.
Alors que l’exploitation excessive du vivant entraînée par la croissance de consommation carnée de nos régimes alimentaires est de plus en plus pointée du doigt, nous avions envie de l’interroger à nouveau sur cette question.
Anne-Sophie Novel : Tout d’abord, pouvons-nous revenir sur les éléments qui conditionnent une vision spéciste ou antispéciste du monde, aussi bien dans les religions que dans les grands courants de pensée philosophiques ?
Michel Onfray : Les fondations ontologiques de l’antispécisme sont radicalement antimonothéistes puisque les trois monothéismes proposent un récit légendaire de la création dans lequel l’animal est présenté comme une quantité négligeable par rapport à “l’homme” dont on affirme qu’il est le sommet de la création. Pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, le monde est séparé : entre Dieu et la nature, entre la nature et l’homme, entre l’homme et la femme, entre l’homme et l’animal. D’un côté le créateur, de l’autre, sa création. Dans la création, d’un côté les créatures humaines, de l’autre, toutes les autres créatures, dont les animaux.
Il existe un certain nombre de philosophes, négligés par l’institution philosophique, qui pensent le monde en monistes et affirment qu’il n’existe pas une différence de nature entre l’homme et l’animal, mais une différence de degrés. Ainsi, l’homme et l’animal sont, pour les matérialistes (de Démocrite aux derniers épicuriens en passant par Épicure et Lucrèce, et jusqu’aux neurobiologistes que sont, par exemple, Jean-Didier Vincent ou Jean-Pierre Changeux), redevables d’un agencement atomique différent, certes, mais seul l’agencement diffère : le matériau est le même. Darwin fonde scientifiquement cette intuition philosophique en 1859 avec L’origine des espèces qui affirme que les humains sont des animaux d’un genre particulier… L’Occident, même athée, est globalement resté chrétien et nous n’avons pas encore tiré les conclusions du travail de Darwin.

Outre l’idée judéo-chrétienne selon laquelle l’humain peut user des animaux « pour son loisir, son travail, sa nourriture et son plaisir » (comme vous l’écrivez dans ce fameux article de Siné Hebdo), quels sont les autres éléments pouvant expliquer les excès d’exploitation du vivant auxquels nous sommes arrivés aujourd’hui ?
L’humain est un animal qui, pour vivre, a besoin d’illusions. L’animal, non. Les humains ont donc inventé un ciel intelligible, des dieux, puis un Dieu, un paradis et un enfer, sinon un purgatoire. Ils ont eu besoin d’un sacré qui permet à la pensée magique de se donner libre cours – de la secte à la religion, en passant par les divers cultes spirituels, intellectuels, philosophiques (adhérer à une école, avec un catéchisme, souscrire à une mythologie, à des rites, sacrifier à la notion de transcendance, récuser l’immanence, communier de façon tribale, etc.). Nous vivons dans la pensée magique…
L’animal incarne le retour du refoulé qui nous gêne ; il est, comme le nez au milieu de la figure, le rappel de ce que nous étions, sommes encore et serons toujours : un mammifère. D’où les rites de conjuration de cette animalité en nous. Au lieu de sculpter notre part animale, nous la détruisons avec véhémence. Notre acharnement à faire souffrir les animaux est en exacte relation avec la dénégation de notre part animale : quand un humain fait souffrir un animal, il jouit de n’en être pas un, du moins le croit-il, mais il montre par là même la supériorité de l’animal sur l’humain ; car seul ce dernier jouit de faire souffrir et de tuer, le premier tue pour manger et assurer la vie et la survie de son espèce.
Revenons sur les différences de nature et les différences de degré entre l’humain et l’animal : l’être humain est-il un animal comme les autres ? Pourquoi est-il si difficile de faire comprendre ces nuances ?
Les humains ne veulent pas mourir et pourrir comme les animaux. Dès lors, ils inventent des arrière-mondes dans lesquels on ne meurt plus et dans lesquels la vie après la mort peut être éternelle si on l’a méritée, autrement dit, si l’on ne s’est pas comporté comme un animal – selon la définition qu’en donnent les religions monothéistes : tout ce qui est passion, sensation, émotion, chair, pulsion, libido, sens et sensualité, nourriture, boisson, sexe, autrement dit, vérité des corps, est présenté comme détestable, haïssable, peccamineux. L’animal est pensé comme un repoussoir : il est le contre-exemple par excellence. Dès lors, la compassion ne peut exister entre l’humain et l’animal, puisque ce dernier est présenté comme ce qui, en nous, empêcherait la vie éternelle… Tant que notre civilisation sacrifiera aux récits légendaires monothéistes, l’animal sera présenté comme la part maudite de l’humain.
L’antispécisme défend l’idée que l’on ne peut pas vivre sans les autres espèces, donc qu’il faut les respecter. Que pensez-vous du combat porté par ceux qui réclament un statut juridique spécifique pour les animaux – qui sont encore classés pour l’instant dans la catégorie des « biens meubles » ?
On peut en effet donner aux animaux un autre statut juridique que le leur. Car, évidemment, ils ne sont pas des biens meubles, mais des êtres vivants. Il faudrait envisager la totalité de notre législation et la déchristianiser sur ce point – comme sur beaucoup d’autres… Mais une réflexion est nécessaire en amont pour savoir si l’on peut parler en général des animaux, car le ver solitaire est un animal au même titre que le chat qui accompagne notre vie pendant parfois vingt ans… Faut-il préserver l’un et l’autre avec de mêmes textes de lois ? Non bien sûr… Mais, dans notre civilisation, le lapin, qui est devenu parfois un animal de compagnie tout autant qu’un animal comestible, serait l’enjeu de débats épiques…

Au-delà du combat juridique, comment pourrions-nous introduire plus de respect dans la façon dont les humains traitent les animaux ?
En étant exemplaire dans la punition des mauvais traitements infligés aux animaux… Mais aussi en éduquant. Nous pouvons populariser le débat qui inviterait à réfléchir au sujet du statut des animaux dans notre société. En faisant entendre une voix pacifique, raisonnable et militante pour défendre les animaux. En se désolidarisant, selon moi, des outrances de certains discours de militants qui assimilent la batterie de poulets d’élevages (une abjection morale…) au système concentrationnaire nazi.
L’humain est devenu ce qu’il est aujourd’hui en consommant de la viande (les paléoanthropologues estiment que la consommation de viande a permis le développement du cerveau de l’hominidé et notre dentition aurait aussi évolué avec la modification de notre régime alimentaire)… Peut-on donc être anti-spéciste et ne pas être végétarien/végétalien ?
Vous posez une question importante… Je ressens pour ma part une contradiction (or, comme j’essaie de travailler à la cohérence de mon existence, je la ressens avec énervement…) dans le fait de penser ce que je pense et de manger tout de même de la viande. Même si je n’achète jamais de viande pour moi, il m’arrive d’en acheter pour des amis que j’invite à manger ou pour ma compagne qui en mange, alors que je préfère le poisson – qui , je ne l’ignore pas, est aussi un animal… Mais on parle aussi de viande de poisson… Au restaurant, je mange toujours du poisson.
Mais j’aime le foie gras, ce qui, je le sais, est une hérésie quand on pense ce que je pense et que l’on sait qu’il a fallu faire souffrir un animal par le gavage… Le comble pour un hédoniste… La viande n’est pas seulement un aliment, elle est aussi un symbole et parfois un symbole festif dont ne se défait pas facilement : le chapon ou la dinde de Noël, les huîtres (des animaux mangés vivants et tout crus…) et le foie gras des fêtes, le poulet rôti ou le gigot familial du dimanche, la côte de bœuf grillée ou les merguez des repas de copains… Je suis victime de la logique perverse que je décris, ce qui se nomme tout cru, si je puis me permettre l’expression, l’aliénation !
À quoi ressemble ou ressemblerait le système de valeurs de peuplades ou de cultures ayant un tout autre rapport aux animaux (sur les plans politique, religieux, des rapports aux femmes et aux enfants…) ?
Il m’a été donné, lors d’un séjour au pôle Nord, d’assister à la cérémonie du dépeçage d’un phoque. Le personnage chargé de la pêche, mi-chamane mi-pasteur protestant, a sorti l’animal de l’eau, mais seulement à demi : une partie restait dans l’élément liquide… Puis il a prononcé quelques paroles d’apaisement et d’excuses à l’endroit de la nature afin qu’elle ne se fâche pas du prélèvement qu’il effectuait pour nourrir les humains. Il lui fallait se ménager les bonnes grâces de la nature pour la suite de la vie et ne pas risquer qu’elle tarisse la source d’existence de la tribu. Au Japon, j’ai vu des jardiniers shintoïstes qui, eux aussi, adressaient des paroles d’excuses à la nature avant de tailler la pelouse ou de couper les branches d’un arbre. Les civilisations non-monothéistes sont souvent panthéistes, animistes ou polythéistes : les animaux y occupent une place ontologique, à égalité avec les humains.
De même, à quoi ressemblerait une société moderne qui aurait fait évoluer son rapport aux animaux (comment mangerions-nous, comment vivraient les animaux et nous avec eux, etc.) ?
Je ne peux faire de science-fiction et imaginer une civilisation potentielle. Cependant, avec l’hyper-civilisation urbaine, la fin des campagnes, la cérébralisation et la virtualisation du monde, on peut supposer que l’animal sera confiné au zoo (une survivance archaïque terrible…), exhibé dans des safaris de réserves (un pitoyable acharnement thérapeutique…) ou anthropomorphisé dans la domesticité (un signe de misère affective…). Je ne suis pas bien sûr que nous allions vers une amélioration de la condition animale alors que la condition humaine n’est pas au meilleur de sa forme…
Références :
- Michel Onfray, article publié dans Siné Hebdo #56, août 2009
- www.michelonfray.fr
- Compte twitter : @michelonfray
- Peter Singer, La Libération animale, Grasset, 1974