Ne plus faire d’enfants pour sauver la planète ?

Par Anne Steiger, le 5 juillet 2022

Un couple se baladant en pleine nature (image Pixabay).

Choisir de ne pas avoir d’enfants pour sauver la planète ? Ou se limiter à un enfant unique ? L’argument résonne chez une partie de la population en âge de procréer, très préoccupée par les questions environnementales. Acte écologique, anxiété vis-à-vis de l’avenir ou fausse solution face au modèle de croissance : enquête sur la réelle utilité du No Kids.

Un milliard d’habitants sur Terre en 1800, autour de 2,5 milliards en 1950, près de 8 milliards aujourd’hui et jusqu’à 11 milliards à l’horizon 2100, selon l’ONU… 11 milliards sur une planète dont les ressources ne sont évidemment pas infinies : les inquiétudes sont vives. Mais sont-elles légitimes ? À l’orée du XIXe siècle déjà, l’économiste anglais Thomas Malthus mettait en garde contre la pression démographique. Dans son Essai sur le principe de population (1798), le pasteur, inspirateur du « malthusianisme », justifiait la restriction démographique par la disponibilité alimentaire et le risque de famines, la population croissant plus vite que les ressources disponibles.

L’anthropologue et ethnologue Claude Levi-Strauss évoqua à son tour cette inquiétude. Dans une vidéo édifiante1, qui réapparaît régulièrement sur Facebook et Twitter, l’auteur de Tristes Tropiques s’exprime ainsi : « Il n’est aucun des grands drames contemporains qui ne trouve son origine dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme, bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même, parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué. »

De quoi frémir ?

La parabole des vers de farine affole. Et plusieurs rapports pointent les effets de la croissance rapide et continue de la population sur l’environnement. Dans son essai Faut-il avoir peur de la population mondiale (Points, 2020), le démographe Jacques Véron revient sur ces alertes : « Avertissement des scientifiques du monde à l’humanité » lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, suivi du deuxième « Avertissement à l’humanité » en 2017. Celui-ci désigne la « croissance rapide et continue de la population » comme « principal moteur de nombreuses menaces écologiques et même sociales ».

Ne pas faire d’enfants serait-il donc le choix écologique ultime ? La question n’est plus taboue en Occident, où certain·es renoncent ouvertement au petit dernier ou abandonnent carrément toute idée de parentalité afin de sauver la planète. C’est le cheminement intellectuel des Ginks [pour Green Inclination, No Kids] aux États-Unis. C’est aussi le positionnement extrême du Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité qui préconise l’arrêt de toute reproduction humaine le temps que Mère Nature reprenne ses droits.

En France, le No Kids fait son bonhomme de chemin, porté notamment par l’ex-ministre de l’Environnement Yves Cochet – qui prônait, dès 2009, un « néomalthusianisme modéré » ou par l’essayiste Antoine Bueno (2) , chargé de mission au Sénat. L’écrivaine économiste et psychanalyste Corinne Maier l’a également défendu dans son ouvrage à succès No Kid. Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant (Michalon, 2017.). C’est enfin l’opinion de Démographie responsable qui incite à une décroissance progressive de la population et réclame que cessent les encouragements gouvernementaux à dépasser la moyenne de deux enfants par couple. Cette association écologiste et décroissante préconise une série de mesures, comme le plafonnement des allocations familiales à deux enfants.

Un coupable qui ne l’est pas

Ne pas faire d’enfants, est-ce vraiment écolo ? Individuellement, ce serait l’option la plus efficace. C’est ce que suggérait une étude suédoise de 2017 : « Il y a quatre actions qui peuvent réduire de façon importante l’empreinte carbone individuelle : un régime alimentaire végétarien, éviter de voyager par avion, ne pas avoir de voiture et faire moins d’enfants », résume Seth Wynes de l’université Lund. Ne pas posséder de voiture éviterait d’émettre l’équivalent de 1 à 5,3 tonnes de CO2 par an, faire l’économie d’un voyage en avion 0,7 à 2,8 tonnes, une alimentation sans viande 0,3 à 1,6 tonne, ont calculé ces chercheurs. Pour un enfant en moins, une baisse des émissions au moins égale à soixante fois celle permise par le végétarisme est avancée ! Ce qui en fait de loin la mesure la plus efficace pour combattre le dérèglement climatique.

Mais ce calcul ne vaut que pour des pays riches, à forte consommation et faible natalité (États-Unis, Canada, Australie, Europe). Difficile d’extrapoler à l’échelle du monde et de garantir un bénéfice réel pour la nature et… l’humanité. La question est complexe et convient donc d’être nuancée. Déjà, les études ne s’accordent pas sur l’essentiel : la hausse exponentielle de la population mondiale. Si l’ONU prévoit 11 milliards d’habitants sur Terre en 2100, une étude publiée par The Lancet en juillet 2020 envisage, elle, un déclin à partir de 2064. En clair, nous atteindrions à cette date un pic à 9,7 milliards, puis descendrions à 8,8 milliards en 2100.

Aborder la question de la pression démographique, c’est aussi poser la question du « qui fait le plus d’enfants ? » C’est désigner un « coupable » qui, en réalité, ne l’est pas du tout. Car ce sont bien les pays pauvres, notamment en Afrique, qui affichent les plus fortes croissances démographiques. Selon les prévisions de l’ONU et de la Banque mondiale, l’Afrique devrait ainsi voir sa population doubler dans les trente prochaines années. Or, les Africains sont-ils responsables du dérèglement climatique ? Absolument pas ! Leur contribution aux émissions de gaz à effet de serre (GES) est très faible. Dans leur étude « Carbone et inégalité : de Kyoto à Paris », publiée en novembre 2015, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty rappellent que chaque consommateur nord-américain émet en moyenne 22,5 tonnes d’équivalent CO2 (tCO2e) par an, soit presque deux fois plus qu’un habitant d’Europe de l’Ouest (13 tCO2e), trois fois plus qu’un résident du Moyen-Orient (7,6 tCO2e) et quatre fois plus qu’un Chinois (6 tCO2e). À l’inverse, les habitants d’Asie du Sud et d’Afrique émettent environ 2 tCO2e, bien en dessous de la moyenne mondiale qui s’établit à 6,2 tCO2e, et vingt fois moins qu’un Nord-Américain ! En somme, si demain la planète devait héberger 10 ou 11 milliards d’Africains, elle ne trouverait rien à redire ; c’est bien le fait de vivre « à l’occidentale » qui pose problème.

Répartition des ressources et gaspillage

Pour feu l’agroécologiste Pierre Rabhi, l’argument démographique est tout simplement une « imposture » : il y a sur cette Terre « largement de quoi nourrir tout le monde ». Des propos corroborés par Marc Dufumier, professeur honoraire à AgroParisTech et expert auprès de la FAO et de la Banque mondiale : « Techniquement, il est possible de nourrir durablement et correctement l’humanité et ses 10 milliards d’habitants à l’horizon 2050 grâce à l’agriculture biologique. » Ce que démontrait une étude publiée en 2017 dans la revue Nature. Mais à certaines conditions : adopter une alimentation plus végétale et lutter contre le gaspillage alimentaire. Selon la FAO, si celui-ci était un pays, il serait le troisième émetteur de GES au monde, après la Chine et les États-Unis. Donc le « véritable problème » est la répartition des ressources. Sachant qu’un cinquième de l’humanité consomme les quatre cinquièmes des ressources produites, il est effectivement pernicieux d’invoquer la démographie pour dire qu’on ne va pas s’en sortir.

Avant de vouloir limiter la population mondiale, si les ressources disponibles le nécessitent, il serait bon de s’intéresser à leurs meilleures préservation et répartition. Selon le pape François, « accuser l’augmentation de la population et non le consumérisme extrême et sélectif de certains est une façon de ne pas affronter les problèmes » (Encyclique Laudato si’, ndlr). Nombreux sont ceux (3) qui, comme lui, pointent du doigt le système capitaliste hyperproductiviste. Le « sacrifice » des Ginks qui s’interdisent d’avoir des enfants pour le bien-être de la planète est donc un leurre, il risque même de masquer d’inconscientes considérations aquoibonistes du type : « À quoi bon faire des enfants dans un monde où l’on perpétuera ce mode de vie individualiste et consumériste ? »

Si le débat démographique est utile, il masque les véritables priorités : une meilleure gestion des ressources et une remise en cause du modèle consumériste. Il gomme aussi la responsabilité des plus grandes entreprises dans l’aggravation du réchauffement climatique. Une étude publiée en octobre 2017 par l’ONG américaine Union of Concerned Scientists (UCS) pointait ainsi du doigt les 90 principales entreprises productrices de pétrole, gaz, charbon et ciment à l’origine de 57 % de la hausse de la concentration atmosphérique en CO2 observée depuis 1880(4) . Les principaux responsables de la hausse des températures depuis 1980 sont Saudi Aramco et Gazprom, suivis par ExxonMobil, National Iranian Oil Company, BP, Chevron, Pemex et Shell. Le français Total arrive en dix-septième position, juste derrière la Sonatrach algérienne.

Nourrir ce beau petit monde

Plusieurs scénarios concluent qu’il est possible de nourrir une population de 9 ou 10 milliards d’habitants à l’horizon 2050 tout en réduisant les impacts environnementaux(5) . Selon la FAO, 1,3 milliard de tonnes sont perdues ou gaspillées par an, soit un tiers de la production alimentaire destinée à la consommation humaine dans le monde. La réduction de moitié des pertes et gaspillages alimentaires permettrait une économie de 12 % de la consommation d’eau.

Il y a aussi la question du « que faudrait-il manger pour nourrir ce beau petit monde ? ». Moins de viande et moins de produits laitiers. Un rapport de 2017 souligne ainsi que les vingt plus grandes entreprises de ces secteurs ont émis en 2016 « plus de GES que toute l’Allemagne » : « Si ces entreprises étaient un pays, elles seraient le septième émetteur de GES ». Sans surprise, les auteurs préconisent une transition vers des systèmes alimentaires axés sur les petits producteurs, l’agroécologie et les marchés locaux.

Last but not least, l’éducation des femmes. Le taux de fécondité est fort dans des pays aux situations troublées où les jeunes filles et les femmes subissent des conditions de vie très difficiles, les empêchant parfois d’aller à l’école ou d’accéder à la contraception. « Le développement, l’éducation et l’accès à la santé sont seuls capables de créer les conditions d’une régulation naturelle », rappelle Jacques Véron. La condition de la femme devient alors une priorité écologique, une autre clé préserver notre belle planète.

  1. Interview de 2005 par Guillaume Durand pour l’émission Campus. Il s’agirait du dernier passage télévisé connu de l’intellectuel français
  2. Auteur de Permis de procréer (Albin Michel, 2019).
  3. Voir notamment l’ouvrage de Ian Angus et Simon Butler, Une planète trop peuplée ? Le mythe populationniste, l’immigration et la crise écologique (Écosociété, Montréal, 2014).
  4. Cette étude prolonge celle publiée en 2014 par Richard Heede du Climate Accountability Institute montrant que ces mêmes 90 entreprises étaient responsables d’environ 63 % des émissions cumulées de CO2 entre 1854 et 2010.
  5. Karl-Heinz Erb et al., « Exploring the biophysical option space for feeding the world without deforestation », Nature Communications, 7:11382, 2016.
    Bruno Dorin, Sandrine Paillard et Sébastien Treyer (dir.), Agrimonde. Scénarios et défis pour nourrir le monde en 2050, Quae, 2010.

Un bébé au temps de la collapsologie ?

« Pour le bien de mon enfant, je ne veux pas de cet enfant. » L’écoanxiété est une forme de stress prétraumatique, anticipant les crises écologiques et recouvrant une appréhension pour soi-même, sa famille, l’humanité ou la nature. Selon un sondage de 2021 de The Lancet Planetary Health, 75 % des jeunes du monde entier estiment que « l’avenir est effrayant », et 56 % que « l’humanité est condamnée »… Mais seuls 39 % hésitent à avoir des enfants. Preuve que l’on peut être convaincu d’une catastrophe et vouloir un ou des enfants ! En préface d’Un bébé pour tout changer, de Mathilde Golla et Valère Corréard (Marabout, 2020), le spécialiste de la collapsologie Pablo Servigne explique que faire un enfant est le choix de l’avenir et de l’espoir malgré les risques.


Article à retrouver dans notre K63, disponible ici.

 


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