Politique

Cambridge Analytica - La communication politique sans foi ni loi ?

Par Charles-Maxence Layet, le 25 janvier 2021



Fini les tracts et les spots radio à l’ancienne… La communication politique s’empare des réseaux. À l’image du scandale Cambridge Analytica, les faiseurs d’opinion utilisent désormais l’analyse des datas et l’envoi de messages ciblés à très grande échelle. Pour contrer la désinformation et la déstabilisation politique et préserver la cohésion de nos démocraties, les institutions doivent s’organiser.

 

La communication politique 2.0 se déploie sur nos écrans. Désormais, les messages se diffusent via les réseaux sociaux. De nouvelles techniques extrêmement sophistiquées sont mises en œuvre pour façonner nos opinions. Rien n’est laissé au hasard. Une vidéo ou un message viral peut tout à fait venir jusqu’à nous, poussé par des algorithmes utilisés à des fins de marketing politique. Dans ce domaine, un nom revient sans cesse, emblématique de ces nouvelles formes d’influence : celui de Cambridge Analytica.

L’affaire Cambridge Analytica éclate en mars 2018 suite aux révélations du Guardian1 et du New York Times2 des abus réalisés à très grande échelle au sein du réseau Facebook. Elle est d’autant plus retentissante que l’entreprise fautive, basée à Londres, a participé au référendum sur le Brexit et à l’élection présidentielle américaine en 2016, qui a vu la victoire de Donald Trump.

Cambridge Analytica, tout d’abord, c’est le mélange de deux scandales. L’un fondé sur une fraude massive aux données personnelles. On parle tout de même de la liste d’amis et du profil psychologique de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, dont 210 000 Français, soit une masse énorme de données collectées, stockées et exploitées sans l’accord de leurs propriétaires. Le second est moral, révélant les dessous d’un marketing politique sans foi ni loi, prêt à tout pour arriver à ses fins, détournant la mécanique du ciblage publicitaire extrêmement précise et puissante à des applications politiques. Le cocktail, explosif, a dévoilé le potentiel de manipulation et de dérive des outils actuels de marketing en ligne, les objectifs de réseaux politico-financiers agissant à travers ces sociétés-écrans, et les propres carences de Facebook en matière de protection des données de ses membres.

 

L’entreprise Cambridge analytica, fautive, basée à Londres, a participé au référendum sur le Brexit et à l’élection présidentielle américaine en 2016, qui a vu la victoire de Donald Trump.©Clay Banks/Unsplash

Toute la promesse de Cambridge Analytica, créée en 2013 comme une filiale de Strategic Communications Laboratories (SCL), une entreprise spécialisée dans le conseil en communication politique et l’analyse de données, est contenue dans une simple phrase : « Les données déterminent tout ce que nous faisons. » Ce credo, qui lui faisait office de slogan, résumait sa démarche, entre big data, analyse d’influence et psychologie comportementale. Son offre en particulier se structurait autour d’outils d’analyse de l’efficacité de publicités en ligne, de sondages d’opinion à grande échelle, de profils types d’électeurs et de consommateurs, et d’un système de visualisation des centres d’intérêt du public. « Plus vous en savez sur une personne, plus vous pouvez adapter une campagne à ses exigences ou à ses souhaits et besoins », déclarait ainsi Alexander Nix, ancien directeur général et cofondateur de Cambridge Analytica (CA), également directeur de SCL.

Le cocktail, explosif, a dévoilé le potentiel de manipulation et de dérive des outils actuels de marketing en ligne, les objectifs de réseaux politico-financiers agissant à travers ces sociétés-écrans, et les propres carences de Facebook en matière de protection des données de ses membres.

 

Petites cachotteries entre amis

C’est à l’aide d’un test de personnalité en ligne, élaboré par un psychologue universitaire de Cambridge et sous-traitant de CA, que la fraude aux données a pu se mettre en place. Les questionnaires, mis en ligne sur la plateforme de microtravail Amazon Mechanical Turk, étaient rémunérés environ 4 dollars le quiz. Demandant de se connecter à son compte Facebook pour obtenir la prime, ils ont été téléchargés et remplis par 270 000 personnes. L’application récoltait alors à leur insu leurs informations personnelles – nom complet, lieu de résidence, date de naissance, genre, likes – et surtout celles de leurs contacts. En 2014, chaque compte Facebook était relié à 340 « amis » en moyenne.

Ces données, siphonnées à partir de l’été 2014, ont été partagées et fournies à Cambridge Analytica qui les a mises à profit pour nourrir des profils d’électeurs, en agrégeant les likes et les comportements, et construire dès l’année suivante des campagnes de communication politique optimisées et extrêmement ciblées, à base de messages électoraux et publicitaires postés sur Facebook. Avec pour objectif d’influencer ainsi les intentions de vote au profit de « clients politiques issus de tout le spectre idéologique ».

Les principaux clients de CA aux États-Unis ont été républicains, dont Donald Trump qui a versé à la société britannique 6 millions de dollars durant sa campagne en 2016 pour « gestion de données » et « services de gestion de données3 ». Car l’entreprise n’en est pas à son coup d’essai. Avant 2016 et son soutien à la campagne Leave.EU, favorable au Brexit, Cambridge Analytica a affiné ses modèles en soutenant des candidats aux élections de mi-mandat aux États-Unis. Les multiples investigations toujours en cours à travers le monde observent déjà que CA a participé à une centaine d’élections, dont une quarantaine aux États-Unis. Mais aussi en Argentine, en Inde, en Malaisie, au Kenya et en Iran.

Cambridge Analytica a mis à profit les données récoltées pour nourrir des profils d’électeurs, en agrégeant les likes et les comportements, et construire dès l’année suivante des campagnes de communication politique optimisées et extrêmement ciblées, à base de messages électoraux et publicitaires postés sur Facebook.©Glenn Carrie/Unsplash

 

Revenons au vol massif des données. Le sous-traitant de CA a exploité le fonctionnement normal de Facebook à l’époque : une faute de sécurité alors communément admise. Facebook a instauré depuis des restrictions et permet à ses utilisateurs de choisir les informations communiquées à une application tierce, connectée mais extérieure au réseau social. La fraude et la tromperie résident dans le fait d’avoir recueilli ces données nominatives sans le consentement de leurs possesseurs en les assurant au contraire qu’elles ne seraient utilisées qu’à « des fins de recherche » et resteraient « anonymes et sûres ».

Le scandale Cambridge Analytica a mis à rude épreuve tout le système Facebook, un édifice qui repose sur le recueil de données personnelles et la publicité ultra-ciblée. La firme s’est engagée en 2018 dans un vaste audit de plus de mille applications tierces, décidant d’en suspendre plus de quatre cents. L’affaire est également survenue dans un moment de critiques croissantes envers Facebook et son manque de volonté à répondre aux enjeux de la désinformation et des fake news, intentionnelles ou non, propagées par ses membres. Des études comparatives ont d’ailleurs confirmé qu’une fake news se diffuse six fois plus rapidement qu’une vraie4. Effet viral et emballement émotionnel garantis !

 

Préserver nos démocraties

L’affaire Cambridge Analytica nous enseigne que les choses, fondamentalement, n’ont pas véritablement changé. Les systèmes de recommandations et de ciblage publicitaire continuent de s’appuyer sur nos « profils » individuels en tirant profit de nos comportements, de nos croyances et de nos biais cognitifs. Des fuites de données personnelles, accidentelles ou délibérées, ponctuent toujours l’actualité des réseaux sociaux, radicalisée et intensifiée par effet de répétition et effet d’amplification, « l’effet loupe », des algorithmes de recommandation. Les trollbots, ces comptes automatisés aux commentaires prédéfinis et provocateurs – une étude de 2017 des universités de l’Indiana et de Southern California a estimé que 9 à 15 % des comptes Twitter actifs seraient en réalité des bots (soit jusqu’à 48 millions) –, parcourent les pages numériques sans état d’âme. Nous nous sommes habitués à ces zones de véracité incertaine et continuons de sous-estimer l’importance des jeux de données numériques qui nous identifient via les traces laissées au fil de nos activités en ligne.

« Cambridge Analytica a fermé, mais ses tactiques n’ont pas disparu », prévient Christopher Wylie, ex-directeur de recherche de la filiale, dans un entretien donné au journal Le Monde en 2020. Les données et les technologies de la société, placée en faillite en mai 2018, ont été rachetées depuis par Emerdata, une entreprise créée en août 2017 et offrant des services similaires, domiciliée dans le même immeuble et qui a embauché la majeure partie du staff dirigeant de CA, Alexander Nix inclus. L’avènement des réseaux sociaux est par ailleurs venu consacrer l’identité numérique, augmentée de nos liens « dans la vie réelle ». En ligne, en attendant, doutez des messages que vous pouvez recevoir de sources inconnues, prenez le temps de les vérifier et surveillez vos données !

©Fred Moon/Unsplash

Le cas d’école CA a marqué nos esprits en installant la tromperie comme norme. L’entreprise n’a cessé dans un premier temps de réfuter et nier toute implication dans l’élection présidentielle de Trump, ou encore dans le référendum du Brexit. Affirmations mensongères que les enquêtes ultérieures ont contredites. Ainsi, derrière CA, s’est dévoilé tout un écosystème aux ramifications internationales. Ses membres fondateurs et principaux financiers comptent plusieurs figures de la droite ultraconservatrice, dont Robert Mercer, richissime homme d’affaires de Wall Street et régulier donateur des républicains, ou Steve Bannon, qui fut l’éminence grise Donald Trump.

Ces alliances et leurs possibles influences inquiètent de plus en plus les analystes politiques, en particulier les institutions européennes qui observent l’emballement et les manipulations d’opinions en ligne. En juin 2020, ces préoccupations ont donné naissance au sein du Parlement européen à une commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation. Son mandat, à la fois large et précis, entend porter autant sur les sources de financement politique, les sociétés-écrans, « les opérations de piratage et de divulgation (hack-and-leak) ciblant des législateurs, des fonctionnaires, des journalistes et des candidats et partis politiques », « les campagnes de désinformation sur les médias traditionnels et les réseaux sociaux afin de façonner l’opinion publique », « prévoyant éventuellement une intervention des plateformes de réseaux sociaux afin d’étiqueter les contenus partagés par des bots, de modifier les algorithmes afin de rendre aussi transparents que possible les critères les amenant à afficher, prioriser, partager, déclasser et supprimer du contenu ou de supprimer les comptes des personnes affichant un comportement en ligne coordonné qui manque d’authenticité ou menant des activités illégales qui tendent à entraver systématiquement les processus démocratiques ou à inciter au discours de haine, sans atteinte à la liberté d’expression ». Ces recommandations sont attendues d’ici décembre 2021.


  1. Carole Cadwalladr et Emma Graham-Harrison, « Revealed: 50 million Facebook profiles harvested for Cambridge Analytica in major data breach », The Guardian, 17 mars 2018.
  2. Matthew Rosenberg, Nicholas Confessore et Carole Cadwalladr, « How Trump Consultants Exploited the Facebook Data of Millions », The New York Times, 17 mars 2018.
  3. William Audureau, « Ce qu’il faut savoir sur Cambridge Analytica, la société au cœur du scandale Facebook », Le Monde, 22 mars 2018.
  4. Jérémie Maire, « Une fake news se répand six fois plus vite qu’une vraie nouvelle », Télérama, 9 mars 2018.

Rousseau, plaque tournante des « 5 étoiles »

Le Mouvement 5 étoiles (M5S) italien est une association libre de citoyens prônant la démocratie directe participative. Dès son origine, il s’est appuyé sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook et Meetup, pour annoncer des rendez-vous, diffuser des textes et se retrouver localement. Antisystème, c’est-à-dire anti-élites, anticorruption, antipollution, favorable aux emplois verts, le M5S est né en 2009, sous l’impulsion de l’humoriste Peppe Grillo, une sorte de Coluche italien, et d’un développeur de sites Web, Gianroberto Casaleggio. Rapidement le mouvement s’appuie sur la plateforme Rousseau (référence à Jean-Jacques Rousseau et son Contrat social). Cette plateforme controversée, puisqu’elle appartient à l’un des fondateurs du parti, sert de plaque tournante à la vie politique interne. Elle est utilisée pour désigner les candidats locaux, comme Virgina Raggi, devenue maire de Rome en 2016 après avoir été sélectionnée en ligne parmi une dizaine de candidats (tous inconnus du grand public). Rousseau abrite du crowdfunding pour financer les campagnes et sert aussi à concevoir les programmes électoraux en envoyant des propositions de loi et en les comparant avec le droit italien existant. C’est à travers cette plateforme que le gouvernement de coalition, associant le M5S, devenu alors le premier parti d’Italie, à La Ligue du Nord de Matteo Salvini, parti d’extrême droite, a été validé en 2017 par les militants. Des rencontres entre Gilets jaunes et représentants du M5S ont eu lieu en 2019, en vue d’adapter Rousseau à la démocratie directe française, réclamée par les Gilets jaunes, avec la mise en place de RIC (référendum d’initiative citoyenne).


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