Tout est parti d’un coup de fourche en 2010. Dans le sud-est de la capitale bourguignonne, des opposant·es à un projet immobilier porté par la municipalité défrichent et cultivent les terres visées par la bétonisation. Douze ans plus tard, cette occupation maraîchère s’étale sur 8 hectares. Elle foisonne d’initiatives solidaires, écologiques et culturelles et forme la dynamique d’un village autogéré. Bienvenue au Quartier libre des Lentillères.
Un chantier collectif pour se remettre en mouvement après l’hiver. Les tuiles passent de main en main pour construire la future cantine à prix libre. Une scène se monte pour accueillir les prochains concerts. Débroussailler les ronces, trier les matériaux de récup, fabriquer des rangements à vélos : c’est à ce labeur collectif qu’Estrade, Camille et Rudolphe [les prénoms ont été modifiés, ndlr] sont affairé·es. Camille habite à proximité et vient à l’occasion : « par exemple, pour retrouver mon collectif de boulange qui voudrait alimenter en pain le Quartier libre ». Estrade réside aux Lentillères depuis quelques mois. « Pouvoir agir sur le réel », c’est ce qui le motive à se mobiliser. Rudolphe, quant à lui, y a fait son nid depuis plusieurs années déjà.
Effervescence autogérée
Malgré le bras de fer avec la municipalité, les friches occupées par le Quartier libre des Lentillères sont bien devenues une succession de jardins, d’habitations légères et de cabanes à outils. Désormais, une centaine de personnes prennent part à la vie du lieu : des voisin·es, des nomades, des curieux·ses, des résident·es. Ces dernier·ères sont réparti·es en différents collectifs affinitaires. Ils logent dans des caravanes, mobilehomes, roulottes, yourtes, cabanes en terre crue, nichés le long des chemins. Des personnes de toutes générations et de différents pays prennent part à la vie du Quartier libre et défendent ainsi la zone.
« JE TROUVAIS ÇA INCROYABLE, CETTE AMBIANCE DE VILLAGE, ALORS QU’ON EST COLLÉS AU CENTREVILLE. »
Les raisons qui mènent aux Lentillères sont multiples : l’envie de jardiner, de trouver un refuge après une galère, d’échanger sur des enjeux politiques. Le socle commun ? Se réapproprier des façons de vivre en sortant d’une organisation administrée par de lointains décisionnaires. Prendre part à cette effervescence autogérée et plurielle, c’est ce qui a motivé Camille à venir aux Lentillères. Elle découvre le lieu en 2012, alors qu’elle est étudiante à Dijon, et s’y engage progressivement: « Je trouvais ça incroyable, cette ambiance de village, alors qu’on est collés au centreville. Je suis revenue pour un concert de reprises de chansons d’Anne Sylvestre, du théâtre de marionnettes, la Fête d’automne. » Aujourd’hui, au fil des discussions, elle trouve toujours autant émancipateur « de mettre des mots sur des oppressions diffuses et la dénonciation d’un système productiviste ». À l’automne 2016, Camille commence à venir aux assemblées générales mensuelles. Ces moments permettent de prendre en main collectivement la vie du Quartier libre.
« LES PERSONNES VONT TROUVER DES COMPROMIS POUR QUE LEURS RÉALITÉS PUISSENT COEXISTER MALGRÉ DES PRATIQUES ET DES CONVICTIONS DIFFÉRENTES »
En parallèle de ces AG, des commissions thématiques, notamment autour de questions juridiques, médiatiques, d’attribution des parcelles maraîchères, permettent de façonner le Quartier libre par et pour les personnes concernées. « J’avais peur d’une communauté homogène, d’un microcosme politique et social, d’un endroit dogmatique, confie Estrade. Petit à petit, j’ai découvert la multiplicité des raisons des présences, l’hétérogénéité, une attention à fonctionner ensemble. » Du vote à l’abstentionnisme, d’une écologie idéaliste à l’économie de survie, Estrade indique que « les personnes vont trouver des compromis pour que leurs réalités puissent coexister malgré des pratiques et des convictions différentes ».
Entre autonomie et administration
Pour saisir l’histoire du Quartier libre, il est indispensable d’évoquer les mouvements libertaires dijonnais dans lesquels il s’ancre. Retracés dans un documentaire de Mathieu Quillet, Pied de biche (2018), ceux-ci commencent une occupation aux Lentillères en octobre 1998 en squattant d’anciens abattoirs sur une friche industrielle appartenant à la mairie de Dijon. C’est l’Espace autogéré des Tanneries, qui accueillera activités politiques, sociales et culturelles jusqu’à son déménagement dans un autre entrepôt, arraché à la municipalité, en 2014. C’est en 2010, dans ce contexte de rapport de force, que le maire socialiste, également président de Dijon Métropole, François Rebsamen, convoite ces friches pour y construire une « écocité » de 1500 logements et 15000 mètres carrés de bureaux et de commerces. Agrémentée de jardins familiaux pour verdir le projet, cette « écocité », baptisée par les pouvoirs publics – comble de l’ironie – Jardin des Maraîchers, n’a d’écologique que le nom puisqu’elle veut noyer sous le béton des terres fertiles. Elle est typique d’une logique d’urbanisation des friches urbaines riches en biodiversité qui sévit dans les grandes métropoles. Ces projets standardisés sont des contrats juteux pour les investisseurs et les pouvoirs publics qui ne cessent d’accroître leur emprise sur les espaces échappant jusqu’alors à leur contrôle.
En contestation, une manifestation fourche en main s’organise le 28 mars 2010. Les terres visées par le projet immobilier sont alors défrichées et cultivées par les opposant·es. Par la suite, des personnes s’installent en caravanes. Rudolphe raconte les débuts : « La volonté était de cultiver en ville les terres vacantes, alors l’occupation s’est implantée sur une parcelle qui fut transformée en jardin partagé, le Pot’Col’Le [potager collectif des Lentillères]. » Soutenue par les Tanneries, les Faucheur·euses volontaires d’OGM ou Reclaim the Fields, l’occupation veut relier production maraîchère autogérée et consommation locale. L’ambition grandit et fait naître le Jardin des maraîchères, nom donné à une parcelle des Lentillères qui pratique le maraîchage sur sol vivant, en clin d’œil ironique au projet immobilier. « Aujourd’hui, les parcelles potagères nourrissent avec des légumes de saison les usager·ères du Quartier libre, alimentent un marché hebdomadaire à prix libre, et ponctuellement des luttes “amies” », se réjouit Rudolphe.
« Lutte des places »
En 2016, la première partie du projet immobilier voit le jour sur les anciens abattoirs inoccupés face au Quartier libre. En novembre 2019, François Rebsamen, toujours maire et président de la métropole, déclare l’abandon de la seconde partie de l’« écocité » qui devait recouvrir la totalité des Lentillères. Bien que l’existence du Quartier libre ait mené la municipalité à revoir sa copie, cette annonce n’est qu’un semblant de victoire. En décembre 2021, le maire revient en effet sur son engagement et annonce un projet de « front urbain » pour compléter la première phase de l’écocité. Cette extension détruirait alors 2,5 hectares du Quartier libre. En mars 2022, le maire réaffirme son intention d’expulser les habitant·es des Lentillères et de soumettre l’usage des jardins à des baux administratifs. Ce dispositif rappelle celui mis en place par l’État pour régulariser la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (NDDL).
« IL FAUT COMBATTRE CETTE CULTURE QUI VEUT ADMINISTRER LES GENS ET LES OBLIGER À SE LÉGALISER POUR POUVOIR EXISTER »
Estrade défend le Quartier libre face aux intimidations de la municipalité : « Cette manœuvre a déjà provoqué de grandes divisions au sein des militant·es à NDDL. Il faut combattre cette culture qui veut administrer les gens et les obliger à se légaliser pour pouvoir exister. » L’objectif actuel pour le Quartier libre est de préserver les habitats, les pratiques maraîchères et culturelles et les modes d’organisation collective autogestionnaires.
En réponse au vide juridique du droit de l’urbanisme, les usager·ères des Lentillères ont élaboré une contre-proposition pour pérenniser l’existence de cet espace autogéré. Rudolphe explique la démarche: « On a travaillé avec des juristes pour créer la notion de ZEC : une zone d’écologie communale. Une zone transverse agricole, naturelle et d’habitation dans laquelle la question des usages est prise en charge lors d’assemblées générales. On n’est pas sur une propriété collective ou individuelle mais sur un partage des usages. »
L’existence du Quartier libre des Lentillères prend ainsi sens dans une « lutte des places ». Le géographe Michel Lussault l’a analysée comme étant une lutte de l’usage de l’espace, un usage certes spatial mais aussi politique, social et économique. Le Quartier libre symbolise alors l’opposition entre deux visions de société, l’une qui promeut l’agriculture paysanne urbaine autogérée et l’autre qui abonde dans le sens du développement économique et de l’attractivité urbaine selon des critères de métropolisation et de croissance verte.
Créer des biens communs
Pour résister aux menaces qui planent sur cette belle utopie, les ami·es des Lentillères se mobilisent pour prendre soin du lieu et fêter les saisons qui se succèdent. L’année 2022 a eu une tonalité particulière puisqu’elle a célébré les douze années d’existence du Quartier libre. Pour l’occasion, un carnaval sauvage a défilé le 26 mai dans les rues de Dijon pour réaffirmer les revendications portées aux Lentillères. Les retrouvailles offrent à chaque fois une photographie de ce que peut être la vie quotidienne au Quartier libre. Un concert touareg se joue à l’amphithéâtre. Une institutrice dijonnaise invite sa classe aux Grandes Cultures, les enfants se baladent entre les grandes lignées de poireaux, de patates et de courges et mettent leurs mains dans la terre pour faire des semis. Le QG féministe se rassemble à proximité d’une impressionnante charpente montée au printemps 2021 en mixité choisie, sans hommes cisgenres. La Ligue de protection des oiseaux (LPO) vient faire un recensement et les habitant·es espèrent que le geai des chênes montrera le bout de son bec dans les zones laissées en friche.
Une promenade sur les sentiers s’organise ; au fil des chemins, se racontent et se partagent des anecdotes vécues aux Lentillères. Par ces récits et confidences, se joue l’élaboration d’une mémoire commune. Du chantier au jardinage, des AG aux festivités saisonnières, l’attachement de toute une pluralité de personnes s’enracine aux Lentillères. La force qui se dégage de cette utopie est cette capacité à se penser collectivement et à créer des biens communs en dehors des carcans traditionnels de l’État. Cette ZEC est définitivement un lieu d’expérimentation collective qui s’adresse à tous·tes celles et ceux qui veulent s’extirper de l’autorité d’un capitalisme tentaculaire. Elle est la preuve que peuvent se mêler à la fois conflictualités et alternatives politiques.
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