Vincent Munier : La nature à l’état pur
Rencontre avec Vincent Munier, photographe nature spécialiste des grands espaces sauvages.
Pascal Greboval : Qu’est-ce qui vous a amené à photographier la nature et à vous pencher sur les grands mammifères ?
Vincent Munier : J’ai la chance d’avoir grandi dans les Vosges, tout près de la forêt, entouré de parents très proches de la nature. Mon père est engagé dans des associations de protection de l’environnement, principalement pour la sauvegarde des forêts à haute naturalité que l’on trouve encore dans les Vosges, ou de certains animaux en voie de disparition comme le grand tétras, l’oiseau symbole de ces forêts anciennes.
J’ai eu mon premier appareil entre les mains vers 12 ans. À cette époque, mon père m’a laissé seul en forêt, à l’affut, sous un filet de camouflage dans une allée forestière, avec un vieux Reflex qu’il m’avait prêté. Après plusieurs heures d’attente, trois petits chevreuils se sont approchés tout près de moi… C’est resté un moment fascinant : j’ai pris des photos complètement floues tellement je tremblais d’émotion, mais j’en garde un souvenir troublant. Dès lors, je n’avais plus qu’une idée en tête : sillonner la forêt pour photographier la nature, puis, peu à peu, les animaux sauvages. Je fuyais les bancs de l’école pour rejoindre la nature : le jour du rattrapage du bac, par exemple, j’étais à l’affût du faucon pèlerin… J’ai donc enchaîné les petits boulots pour me payer du matériel photo qui coûtait très cher, et quelques magazines ont commencé à s’intéresser à mon travail. J’ai reçu le premier prix du jeune photographe trois années de suite en Angleterre : ça a été un véritable tremplin pour décider d’en faire mon métier, même si aujourd’hui encore, il reste paradoxal pour moi de vivre de ma passion tout en devant en tirer profit.
Les grands mammifères comme l’ours, le loup ou le lynx, sont le symbole d’une « vraie » nature. Là où ils sont présents, je me sens bien ! C’est pour cette raison que, dès mes 18 ans, je suis parti vers des contrées d’Europe comme les forêts des Carpates, la taïga scandinave, les montagnes des Abruzzes…
Pascal : Effectivement, vous montez aujourd’hui de vraies expéditions, comme au printemps dernier en Arctique. Cela signifie-t-il qu’il est nécessaire d’aller loin pour trouver la vraie nature ?
Vincent : Malheureusement, oui ! Pour s’échapper d’une nature élaguée, gérée, mutilée, muselée par l’homme, il faut s’éloigner… Il m’arrive de ne plus supporter notre attitude vis-à-vis de la nature, notre difficulté à vivre en harmonie avec elle, notre maladie de la gestion, de la maîtrise… C’est physique, ça m’étouffe. Ça me donne envie de partir, d’aller au bout du monde. J’ai besoin d’aller voir, en effet, des lieux véritablement sauvages.
Pascal : Est-il donc impossible de trouver un juste-milieu entre ces grands espaces sans aucun être humain où les animaux sont en paix et une nature où l’humain vivrait harmonieusement ?
Vincent : Nous devons y croire. Même si les exemples sont trop peu nombreux. C’est triste de se contenter de créer des parcs, des réserves – de mettre la nature sous cloche en quelque sorte – et de tout détruire en dehors. Que j’aimerais ne plus entendre que telle ou telle espèce est « nuisible » et telle plante « mauvaise » ! L’exemple du retour naturel des grands prédateurs est révélateur d’un état d’esprit : nous ne sommes pas prêts à revoir notre position au sein de l’écosystème naturel. Robert Hainard, grand naturaliste suisse, avait coutume de dire qu’ « une forêt sans ours n’est pas une vraie forêt ». Et il est vrai que, sans la présence des grands animaux, des prédateurs, l’espace n’a pas la même âme.
En Arctique, je pouvais presque caresser des lièvres variables, des renards polaires, simplement parce qu’ils ne considéraient pas l’humain comme une menace. Il faudrait que l’humain ait moins d’emprise sur la nature, qu’il la laisse vivre en autogestion. Le retour des grands prédateurs tels que les loups fait évidemment débat parce qu’ils peuvent causer de lourdes pertes aux bergers, mais ce sont de bien meilleurs prédateurs que l’humain ! Le problème est que les bergers n’ont plus le temps de rester avec leurs bêtes : c’est dommage, c’est une bonne façon de se protéger des loups tout en leur laissant la possibilité de regagner nos territoires. Aujourd’hui, la nature est déséquilibrée, notamment par l’impact de la chasse. Il faudrait qu’elle retrouve un peu de liberté. J’ai vécu un temps auprès des Évènes, une ethnie d’éleveurs de rennes de la péninsule du Kamtchatka, en Russie. Bien sûr, ils chassent, mais avec un respect de l’animal qui n’existe plus du tout chez nous. Ici, on voit à court terme : on vit focalisé sur des chiffres et des sondages, on a des illusions de suprématie et on perd conscience de la nature autour de nous.
Pascal : Lors de cette dernière expédition en Arctique, vous avez rencontré les loups blancs. N’avez-vous jamais eu peur ?
Vincent : J’ai surtout connu beaucoup de joie ! J’ai vécu ce que j’attendais depuis des années. Je me trouvais sur l’île d’Ellesmere, la plus au nord de l’archipel canadien, à l’ouest du Groenland. Sur cette île se trouve un village de 200 habitants tout au sud, Grise Fiord, et puis plus rien, sur un territoire un peu plus petit que l’Angleterre. Je suis resté un mois là-haut en solitaire, et c’est au huitième jour que les loups m’ont trouvé. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur, cette rencontre n’a duré qu’une demi-heure. Quand je m’allongeais, ils venaient tout près : ils tiraient sur mes bottes et, dès que je me levais, ils s’éloignaient. On se regardait et je savais alors que j’étais face aux derniers habitants des derniers territoires de la toundra. Au-delà, c’est la banquise… Peut-être que s’ils m’avaient senti plus faible, ils se seraient comportés autrement – car de toute évidence, ils étaient bien plus forts que moi : ce sont des bêtes trapues, hautes sur pattes, très impressionnantes, qui peuvent parcourir jusqu’à 120 kilomètres en une nuit pour trouver de la nourriture. Ils sont les fantômes de la toundra.
Pascal : Proposer de belles images du loup, alors qu’il a plutôt mauvaise presse dans notre société, est-ce un défi ?
Vincent : Il est difficile de comparer la situation du loup gris en France et celle du loup blanc à l’autre bout du monde. Mais si mes images parviennent à montrer combien cet animal est respectable, alors tant mieux. Le loup fascine autant qu’il terrifie. Il traîne derrière lui une histoire lourde et de nombreuses absurdités. Il va nous falloir du temps, quelques générations, je pense, pour changer nos idées reçues sur cet animal. Des solutions pour une bonne cohabitation entre loups et éleveurs existent. Encore faut-il de la bonne volonté de la part des politiques, des éleveurs et des pro-loups. En Europe, quelques exemples prouvent que c’est possible (Abruzzes, monts Cantabriques, pays de l’Est…).
Pascal : Cela signifierait que le grand froid est une frontière, un espace de préservation pour ces animaux ?
Vincent : Le froid et l’éloignement font qu’ils restent un peu plus à l’abri des fusils. Mais l’Arctique est une zone pauvre en biodiversité, fragile et très sensible aux moindres modifications liées au réchauffement climatique. Dans les grands déserts blancs, on ne trouve pas plus de sept mammifères – ce n’est rien. Le caribou de Peary, le plus petit des caribous, un animal magnifique, est menacé de disparition à court terme. Il est évident que les ours suivront, puis les loups…
Pascal : L’humain a-t-il néanmoins quelque chose à apprendre de ces grands animaux ?
Vincent : Bien sûr ! Lorsque je me rends dans ces territoires blancs, ce n’est pas d’abord pour la photo, mais pour tenter de réduire ce fossé qui se creuse entre humain et animal. Je reçois là-bas de grandes leçons, je me sens tout petit… J’aime me retrouver dans une situation de faiblesse au cœur de la nature : loin du confort, là où l’on évolue sur le territoire des grands animaux, des ours, où l’on avance sur la pointe des pieds, où l’on réapprend le respect. C’est pour cette raison que, souvent, je voyage seul, pour me retrouver. Mais il faut bien se dire qu’on n’est pas obligé d’aller si loin, ni de côtoyer des ours pour ressentir cette harmonie avec l’environnement et cette plénitude. Même si je l’ai fait par désir d’absolu et par besoin de solitude à la fois, je sais aussi me ressourcer tout simplement dans mes Vosges natales ; l’humilité que l’on ressent vis-à-vis de la nature peut être la même sous les grands arbres de nos forêts, peut-être même auprès de ceux qui poussent en pleine ville.
Pascal : La solitude est-elle nécessaire pour aller à la rencontre de la nature ?
Vincent : On a parfois besoin que quelqu’un nous prenne par la main pour nous amener à découvrir la nature et nous éviter bien des maladresses, mais ensuite, il faut savoir se lancer seul. J’ai l’impression d’être plus vrai dans la nature qu’en société, où chacun a tendance à jouer un rôle. La relation sociale est importante, mais ces moments de solitude ne peuvent que l’enrichir en nous enrichissant nous-même : ils nous rendent meilleurs, plus sereins. Ils nous approchent de la méditation. En réalisant les livres Solitudes I & II, j’ai voulu exprimer le besoin de faire une pause, de retrouver le beau là où il est. C’est une invitation à voir ce qui est simple et positif dans la nature.
Extrait du portfolio de Kaizen 12.
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