Nature et Politique

Valérie Cabanes : «La reconnaissance du crime d’écocide serait une révolution culturelle»

Par Marie Boetti, le 5 octobre 2020

© Jérôme Panconi

La juriste Valérie Cabanes, spécialisée dans les droits de l’Homme, se bat pour que le crime d’écocide soit reconnu à l’échelle nationale, européenne et internationale. Elle participe à une réunion, ce mardi 6 octobre, entre le ministère de la Transition écologique, de la Justice et les membres de la Convention citoyenne pour le climat dans le but de débattre de leur proposition et de sa mise en œuvre.

Propos recueillis par Marie Boetti

Qu’est-ce qu’un crime d’écocide ? 

Il concerne des atteintes graves faites à l’environnement naturel en temps de guerre, mais aussi en temps de paix. C’est un crime qui n’est pas encore reconnu. Il est en discussion depuis très longtemps. Dans les années 1990, lors de la rédaction du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), il a réémergé, mais n’ont été gardés que les crimes contre l’environnement en temps de guerre.

Depuis l’intensification des alertes scientifiques sur le changement climatique, l’érosion de la biodiversité et la crise écologique en général, nous sommes quelques-uns à plaider pour que ce crime soit enfin reconnu. Il permettrait de lever l’impunité des grands pollueurs, en particulier les multinationales, qui sont aujourd’hui très peu inquiétés par les mesures de droit international et de l’environnement. Les multinationales ne sont pas des sujets de droit international, seuls les États le sont.

La définition proposée par la Convention citoyenne pour le climat – «toute action ayant causé un dommage écologique grave en participant au dépassement manifeste et non négligeable des limites planétaires, commise en connaissance des conséquences qui allaient en résulter et qui ne pouvaient être ignorées» – évoque le concept des limites planétaires. En quoi cela consiste-t-il ?

Depuis plusieurs décennies, différents juristes ont plaidé pour la reconnaissance du crime d’écocide, chacun avec leur propre définition. En 2015, j’ai mené un travail avec trois autres juristes (Koffi Dogbevi, Adam Cherson et Émilie Gaillard) pour essayer de proposer à la CPI des amendements au Statut de Rome qui puissent être intégrés directement, définir le crime d’écocide et ses modalités d’application. Il fallait une définition s’appuyant sur des critères scientifiques pour aider le juge à qualifier ce qu’est une atteinte grave faite à l’environnement.

La France dépasse six des neuf limites planétaires.

Depuis 2009, une théorie des limites planétaires a été proposée par le Stockholm Resilience Centre. Celui-ci définit des seuils à ne pas dépasser afin d’éviter de basculer dans un état planétaire qui soit dangereux, en particulier pour la survie de l’humanité. Cette théorie a été reconnue par les Nations Unies dès 2012 comme des indicateurs de suivi du développement durable et par le Conseil de l’Europe. La Convention citoyenne pour le climat l’a reprise et l’a adaptée au droit français. D’autant plus que le ministère de la Transition écologique évalue l’état de l’environnement en France en s’appuyant sur les limites planétaires. Son rapport d’octobre 2019 avoue que la France dépasse six des neuf limites planétaires*, sachant qu’au niveau global nous en dépassons quatre.

Les deux limites les plus fondamentales, qui interagissent l’une avec l’autre, sont celles en lien avec l’augmentation des températures et l’érosion de la biodiversité. Dans les deux cas, nous les avons dépassées. La trajectoire actuelle, si nous n’arrêtons pas l’utilisation des énergies fossiles, nous conduit à peut-être +7 degrés en 2100. C’est une terre inhabitable pour l’humain. Le taux naturel d’extinction des espèces devrait être entre 10 et 100 par million par an. À l’heure actuelle, nous sommes plutôt autour de 1000, ce qui explique que nous ayons perdu 68% des espèces sauvages en 50 ans.

Les textes présentés par le sénateur Jérôme Durain et le député Christophe Bouillon sont tous les deux rejetés par la majorité présidentielle en 2019. Pourquoi le Parlement français freine-t-il sur cette question ?

Ces deux propositions de loi ont été écrites sans concertation avec les porteurs de cette idée, par le groupe socialiste du Sénat, puis de l’Assemblée nationale. Ils ont essayé de les présenter sans comprendre les tenants et les aboutissants. Ils ont mélangé les activités dites «mafieuses», qui sont déjà illégales, avec le fait de reconnaître certaines activités aujourd’hui légales comme illégales. Il y a donc un problème d’imprécision qui a permis à la majorité gouvernementale de retoquer le texte sans avoir à débattre sur le fond.

En revanche, la convention citoyenne a permis de mettre le gouvernement face à ses responsabilités. Mais il essaie quand même de jouer sur la carte de la forme. Le texte initialement proposé par les citoyens était très précis. Ce qui est devenu imprécis, c’est la synthèse qui en a été faite à la demande du comité légistique, qui a accompagné les citoyens dans l’écriture de leur proposition. Depuis juin, un groupe de travail s’est constitué pour essayer de répondre au mieux aux interrogations du gouvernement.

Dans le même temps, les associations Wild Legal et Notre Affaire à Tous travaillent sur une proposition de loi transpartisane, avec des élus de divers groupes politiques. Pourquoi une telle alliance ?

L’urgence est telle que nous ne pouvons pas nous permettre de collaborer qu’avec un seul parti. Si nous voulons un vote favorable sur l’écocide, il faut une adhésion transpartisane, un maximum de députés et de sénateurs qui s’intéressent au sujet. Depuis 2012, date à laquelle j’ai commencé mon plaidoyer sur l’écocide, je refuse de collaborer avec l’extrême droite. Mais je pense qu’il faut conscientiser les représentants politiques de tous les partis possibles. C’est uniquement comme ça qu’on arrivera à créer un levier et une force suffisants pour s’opposer à la majorité gouvernementale ou la convaincre.

Que peut changer concrètement la proposition de la Convention citoyenne pour le climat ?

Le fait que les citoyens se soient emparés de ce texte envoie un signal très fort, parce que nous sommes sortis d’une discussion entre experts et élus. Ils sont le porte-voix d’une volonté populaire quand celle-ci est formée sur ce type de sujets. C’est incroyable que ces gens venant de tous les milieux et de toutes les régions – dont beaucoup n’étaient pas sensibilisés sur les questions écologiques – aient voté à 99% pour la reconnaissance du crime d’écocide en France après neuf mois de formation. Ils ont trouvé cette mesure tellement importante qu’ils ont demandé à ce qu’elle passe par référendum.

La convention a eu le mérite de vulgariser des thématiques complexes, de dire «ça nous concerne» et «c’est notre avenir qui est en jeu».

Les hommes politiques ne s’emparent pas simplement de sujets parce qu’ils y croient, mais parce qu’ils ont l’impression que derrière la population est en attente d’une réponse. La convention a eu le mérite de vulgariser des thématiques complexes, de dire «ça nous concerne» et «c’est notre avenir qui est en jeu».

Un référendum est-il possible ?

Pour l’instant, Emmanuel Macron a dit non. Le gouvernement souhaite arriver d’abord à une définition des limites planétaires ramenée à l’échelle territoriale française. J’en ai discuté avec Johan Rockström, du Stockholm Resilience Centre. Il trouve intéressant que chaque pays reconnaisse ses limites pour lui-même et s’y conforme, de la même manière que l’Europe pourrait le faire. Il faudrait deux à trois ans à une équipe de chercheurs pour ramener ces limites à une échelle territoriale. Ce n’est pas non plus énorme.

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Le nouveau Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, parle d’un délit d’écocide. Quelle est la différence ?

Selon notre tradition juridique, un crime doit être commis avec l’intention de nuire. Mais la jurisprudence retient aussi que la connaissance du caractère inévitable du résultat permet de déduire la volonté de l’auteur que ce résultat se produise. Ce fut souvent le cas pour des délinquants « en col blanc ».  Dans le cas de l’écocide, prouver que la destruction de l’environnement était voulu est extrêmement complexe, surtout lorsque l’auteur est le dirigeant d’une entreprise car le profit est le résultat recherché et non l’atteinte à l’environnement. Nous demandons donc que, dans le cas où l’atteinte à l’environnement est une conséquence inévitable du comportement de l’auteur qui savait que des dommages allaient découler de son comportement, il soit reconnu qu’il a commis un crime, même s’il n’était pas son but premier car la destruction de l’environnement va avoir des conséquences désastreuses sur nos vies à moyen terme.

Dans le cas d’une inscription dans le droit pénal, qui pourrait être poursuivi pour crime d’écocide ?

Il s’agit de faire porter une responsabilité individuelle aux dirigeants économiques prioritairement. Cela peut être aussi par complicité aux dirigeants de banque qui continuent à financer les énergies fossiles. En ce qui concerne le crime international, il y a une responsabilité des dirigeants politiques. Aujourd’hui, nous n’avons aucun moyen de contraindre les États, les banques et les multinationales. Il faut un panneau stop et leur faire comprendre que, s’ils le dépassent, ils se mettent dans la même situation que n’importe quel conducteur sur la route. Cela ne veut pas dire qu’ils seront tous arrêtés. Nous sommes dans une approche dissuasive.

Cela concerne donc uniquement des personnes physiques ?

Les personnes morales pourraient être poursuivies. En 1999, l’Erika, un pétrolier affrété par Total, s’est cassé et a souillé 400 km de côtes. Cette catastrophe a permis la reconnaissance d’un principe en droit qui est innovant, celui du préjudice écologique. Le juge a reconnu la valeur intrinsèque de l’écosystème marin.

La seule façon d’ avoir une valeur dissuasive est de faire porter une responsabilité pénale aux dirigeants.

Pour la première fois, il a donné une amende à une entreprise, une entité morale, pour l’écosystème et non pas les conséquences économiques. 13 millions pour le préjudice écologique et 200 millions pour le préjudice subi par les collectivités territoriales et les habitants. La même année, Total a fait 12 milliards de chiffre d’affaires. Les multinationales mettent toujours de l’argent de côté pour payer ces amendes. Cela n’a aucune valeur dissuasive. La seule façon d’en avoir une est de faire porter une responsabilité pénale aux dirigeants.

Quelle peine pourrait être appliquée ?

Le montant de l’amende est calculé en fonction du pourcentage du chiffre d’affaires ou d’un minimum requis, pour ne pas retrouver le jugement de Total et de l’Erika. Le principe est de relever l’échelle en considérant que porter une atteinte grave à un écosystème porte atteinte aux équilibres écologiques, à l’avenir des générations présentes et futures. La réclusion criminelle est requise lors d’un crime. C’est une valeur symbolique extrêmement forte. Cela ne veut pas dire que ce sera systématiquement appliqué. C’est le principe du droit qui est un reflet des valeurs que nous portons. 

La reconnaissance du crime d’écocide est à l’étude dans le cadre d’une potentielle révision de la directive relative à la protection de l’environnement par le droit pénal datant de 2008. Quel est l’intérêt d’un texte au niveau européen ?

Face à l’urgence, il faut agir sur tous les fronts : au niveau national, pas simplement français, et au niveau européen, parce que l’Europe a souvent eu un rôle de leader. La députée européenne Marie Toussaint, avec qui je collabore depuis plus de dix ans, essaie de faire avancer cette notion au sein du Parlement européen. Je travaille avec la fondation Stop Ecocide pour que les États riches soutiennent la demande faite l’année passée par des États insulaires (le Vanuatu et les Maldives), premières victimes du changement climatique puisqu’ils subissent la montée des eaux, pour que des négociations démarrent enfin au sein de la CPI.

Cet automne, nous lançons une campagne citoyenne avec une pétition internationale et des pétitions par pays pour que les citoyens demandent à leur gouvernement de rejoindre cette coalition au sein de la CPI. Il faut agir sur les trois niveaux en même temps.

Quel impact auraient ces avancées juridiques ?

Ce serait un changement de paradigme, presque une révolution culturelle. Par la reconnaissance du crime d’écocide et celle des systèmes écologiques de la Terre comme sujets de droit, nous reconnaîtrions le principe d’interdépendance qui nous lie au reste du vivant comme une colonne vertébrale du droit, quand aujourd’hui le droit ne reconnaît que l’humain.


*Les six limites planétaires que dépasse la France sont les suivantes : changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, changements d’utilisation des sols, acidification des océans et utilisation mondiale de l’eau.


Valérie Cabanes est aujourd’hui la présidente d’honneur de l’association Notre Affaire à Tous, à l’origine de l’Affaire du Siècle. Depuis 2006, elle s’implique dans la défense des droits des peuples autochtones. En 2015, elle lance un mouvement citoyen mondial intitulé End Ecocide on Earth. Elle a écrit Un nouveau droit pour la Terre (Seuil, 2016) et Homo natura (Buchet/Chastel, 2017).

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