Transition agroécologique ; Qu’est-ce qui bloque?

Par Maëlys Vésir, le 26 mai 2021

ferme bio

De plus en plus d’agriculteurs conventionnels adaptent leurs pratiques face aux exigences sociétales et aux défis climatiques. Mais entamer une transition agroécologique reste souvent un parcours du combattant. Enquête

 

D’un côté, des chiffres prometteurs : 41 600 fermes sont engagées en agriculture biologique 1, 67 000 paysans commercialisent tout ou partie de leur production en circuit court 2 (vente directe à la ferme, magasins de producteurs, marchés, AMAP 3…) et 70 % des Français sont prêts à changer leur consommation pour des produits plus responsables 4.

De l’autre, une réalité plus amère : hausse de 25 % de l’usage des pesticides en dix ans, alors que le Grenelle de l’environnement (2009) prévoyait une baisse de 50 % ; crise profonde du milieu agricole, en proie aux faibles revenus, au surendettement, à une masse de travail conséquente entraînant des burn-out voire des suicides 5. Ces maux affectent majoritairement l’agriculture conventionnelle, laquelle représente plus de 90 % des terres cultivées en France. Héritière du modèle productiviste d’après-guerre, où l’urgence était de nourrir le peuple, l’agriculture intensive est aujourd’hui remise en question en raison de son impact environnemental et humain. Sa configuration est complexe et diverse, mais pour de nombreux agriculteurs conventionnels, tendre vers de nouvelles pratiques agricoles est difficile.

Des agriculteurs conventionnels en perte d’autonomie

Pâturage, rotation des cultures, désherbage mécanique… Autant de pratiques plus respectueuses du sol que Benoît 6, céréalier conventionnel en Maine-et-Loire, aimerait mettre en place sur son exploitation de 95 hectares. Mais le poids des investissements et les charges mensuelles le freinent dans sa démarche. « Je suis enfermé par le montant des reprises de la ferme avec les bâtiments, le matériel, les terres, qui ne permet pas d’entamer des changements tout de suite », explique l’agriculteur qui a investi environ 350 000 euros sur douze ans.

Plus au nord, à Saint-Aubin-des-Landes (Ille-et-Vilaine), Franck Niel, 42 ans, éleveur laitier depuis 2001, était lui aussi en réflexion pour sortir son exploitation de 150 hectares d’un modèle intensif. Mais « quand on a la tête dans le guidon, à travailler soixante-dix heures par semaine, week-end inclus, en étant à moins 20 000 euros chaque mois, c’est dur de se projeter autrement », confie l’agriculteur. Il a finalement décidé de quitter la profession. « J’avais l’impression d’avoir perdu le “bon sens paysan” et j’en avais marre de vivre pour travailler face à des industriels qui s’enrichissent toujours plus pendant que nous, on se démène pour dégager un revenu décent 7. »

Un problème majeur, selon Noël Hamard, éleveur laitier en conventionnel, bientôt à la retraite, installé à Michel-en-Chanveaux (Indre-et-Loire). « En trente-cinq ans, le prix du litre de lait est passé de 30 à 34 centimes. Vous vous rendez compte ? Alors que le beurre, par exemple, était à 70 centimes en 2007 et est aujourd’hui à 1,90 euro », déplore l’agriculteur qui n’a pas pris de vacances depuis dix ans. « C’est toujours le même combat, on essaye de revaloriser les prix avec la grande distribution, mais elle souhaite garder ses marges. »

PAC opaque

Pour s’assurer un revenu minimal et compenser cette baisse, Franck, Benoît ou encore Noël bénéficient des aides directes de la Politique agricole commune (PAC), pilier historique de l’Union européenne instauré en 1962 pour moderniser l’agriculture et sécuriser les paysans. Ces aides représentent en moyenne 47 % des revenus des paysans en France et les rendent dépendants. « Aujourd’hui, c’est plutôt 100 % de mon revenu pour ma part », constate Ronan Guerin, éleveur de vaches laitières à Langouet (Ille-et-Vilaine). « Certains pensent que l’on touche le pactole, mais sans ces aides, on n’aurait pas le droit de vivre, regrette-t-il. C’est très frustrant parce que ça renforce le sentiment que l’on travaille pour rien. » « On est clairement sous perfusion, se résigne de son côté Benoît. Et encore, avec 95 hectares je suis la plus petite exploitation conventionnelle de ma commune alors qu’aux alentours, ce sont généralement de grosses exploitations de plus de 300 hectares qui reçoivent des aides conséquentes et se confortent alors dans un modèle productiviste sans réfléchir à une porte de sortie. » En effet, avec la majorité des aides de la PAC versées à l’hectare, 80 % d’entre elles profitent encore aux 20 % des exploitations les plus grandes. « Ce paiement à l’hectare a favorisé l’agrandissement des exploitations et enfermé les paysans dans la logique de produire plus vite, avec moins d’actifs et pour moins cher », constate Nicolas Girod, secrétaire général de la Confédération paysanne.

Concentrant le tiers de son budget, ces aides directes versées à l’hectare constituent le premier pilier de la PAC. Le deuxième pilier, souvent négligé, est consacré au développement rural – qui englobe l’installation pour les jeunes agriculteurs et les aides à la conversion et au maintien de l’agriculture biologique – et donne donc la possibilité aux agriculteurs conventionnels d’être accompagnés financièrement pour adapter leurs pratiques dans leurs champs. Mais l’accumulation, ces dernières années, des retards de paiement des aides aux agriculteurs en conversion bio — censées compenser les surcoûts pendant les cinq années de transition — a freiné certaines exploitations à entamer ou achever leur conversion. « Plusieurs collègues ont été touchés, et cela ne peut que démotiver davantage à envisager une transition sereine », confie Benoît. En février 2019, « 25 % des aides de 2016, 50 % des aides de 2017 et 100 % des aides de 2018 n’étaient toujours pas versées », pouvait-on lire dans le communiqué de presse de la Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) 8.

Une situation qui n’ira pas en s’améliorant, selon José Bové, qui dénonce un manque de volonté politique. « Les discussions actuelles pour l’accord pour la PAC 2021-2027 annoncent une baisse du budget de 10 % pour le premier pilier de la PAC et de près de 30 % pour le deuxième pilier, sur les mesures environnementales. »

En effet, la France est la plus grosse bénéficiaire des aides de la PAC avec 9 milliards d’euros versés par an. « C’est une somme largement suffisante, qui pourrait être réorientée pour la transition agroécologique », propose Jacques Morineau, agriculteur et porte-parole du collectif Pour une autre PAC, organisme qui organisera des débats publics sur la question au printemps. « Il faut que les citoyens se réapproprient cet instrument européen devenu opaque parce que c’est leur portefeuille, c’est l’avenir de ce qu’ils vont trouver dans leurs assiettes qui se joue. »

ferme agroécologie

Se réapproprier l’accès au foncier

D’autres enjeux de pouvoir, notamment au niveau du syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), donnent à certains agriculteurs interrogés le sentiment d’impuissance face à une grosse « machine » qui empêche une transition agricole sereine. « Il y a des bonnes choses de faites, comme des formations, et évidemment des personnes sincères au sein de la FNSEA, mais comment peut-on encore parler de syndicat sachant que son fonctionnement joue sur une double casquette entre défendre les intérêts des paysans tout en étant proche du pouvoir politique et des industriels ? », s’interroge Franck, qui a déchiré sa carte d’adhérent au bout de deux ans. « Créée au lendemain de la guerre, la FNSEA a atteint une toute-puissance et une majorité écrasante 9 suite à la mise en place d’une cogestion avec l’État qui lui a permis d’intégrer les instances agricoles, les coopératives, le Crédit agricole, Groupama ou encore la SAFER, organisme qui gère le foncier agricole », rappelle Jean-Luc Mayaud, historien et spécialiste du monde rural.

Selon Éric Duverger, éleveur laitier à Montauban-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), le foncier, justement, est une question plus préoccupante que l’agribashing pour l’avenir de l’agriculture française. « Des agriculteurs conventionnels sont en souffrance et se sentent pointés du doigt, mais le syndicat majoritaire se cache derrière ce mot pour éviter de parler des vrais problèmes auxquels ils font face : un système intensif à bout de souffle que le syndicat ne remet que partiellement en cause », insiste l’agriculteur.

Âgé de 55 ans, Éric Duverger fera partie des 50 % des paysans qui partiront à la retraite dans les dix années à venir. Alors que 225 000 exploitations agricoles ont disparu ces quinze dernières années en France, avec plus de 30 000 départs recensés pour 10 000 installations en moyenne par an, la question de la transmission est primordiale. « Beaucoup de fermes, faute de repreneur, partent à l’agrandissement, ce qui pourrait, dans les années à venir, permettre à une agriculture encore plus mécanisée de perdurer et aux firmes agricoles de prospérer », explique Éric Duverger.

Accompagné par la FDcivam35 10, Éric Duverger a décidé de convertir sa ferme laitière d’une trentaine d’hectares en bio pour pouvoir la céder plus facilement. « Comme les demandes en bio augmentent et que les porteurs de projets sont de plus en plus nombreux, mais peinent parfois à trouver une exploitation, j’ai fait ce choix, explique-t-il. Maraîchage, production laitière, ferme pédagogique… Mon repreneur aura la souplesse de faire ce qu’il lui plaît dans une démarche respectueuse du sol et de l’humain. C’est primordial que les jeunes agriculteurs se réapproprient le foncier. » Réjoui de sa conversion, l’agriculteur dégage aussi de meilleurs revenus. « En 2019, j’ai dégagé 29 000 euros de revenus contrairement à 14 000 euros en 2015 », constate-t-il. À rebours du modèle, ce genre d’initiative pourrait être l’une des solutions pour faciliter l’installation de néo-paysans [lire Kaizen n° 48], des reconvertis sur le tard, désireux de s’émanciper du modèle agricole conventionnel. Représentant « un tiers des agriculteurs en 2020 11 », les néo-paysans pourraient-ils être une partie de la solution pour réinventer l’agriculture française et l’emmener vers plus de résilience face à l’urgence climatique et sociale ?

  1. Soit près de 9,5 % des exploitations françaises. Source : Agence bio.
  2. Données du projet de recherche Magpro, mené entre 2014 et 2017 par l’Association de formation et d’information des paysans et des ruraux (Afipar).
  3. Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. Selon le site Miramap, la France compte plus de 2 000 AMAP et 300 000 amapien.ne.s.
  4. Sondage IFOP réalisé pour WWF « 10 signaux que la transition agricole a commencé », 2017.
  5. Selon les derniers chiffres de la Mutualité sociale agricole (MSA), plus de deux agriculteurs se suicident chaque jour.
  6. Cet agriculteur a souhaité garder l’anonymat.
  7. Selon un rapport de l’Insee publié en novembre 2019, près de 20 % des agriculteurs n’ont généré aucun revenu sur leur exploitation en 2017 malgré un revenu moyen affiché en augmentation, à 1 390 euros mensuels, mais avec de très fortes disparités.
  8. « Retards de paiements des aides bio, la justice saisie ». Trois agriculteurs ont porté plainte contre l’État par rapport à des retards conséquents des aides et ont eu gain de cause.
  9. La FNSEA détient la présidence de 83 chambres d’agriculture en France sur 89.
  10. La Fédération départementale des CIVAM d’Ille-et-Vilaine s’est spécialisée dans l’accompagnement des projets d’installation et de transmission. Elle englobe différents organismes comme l’Adage, Agrobio, Terre de liens, Accueil Paysan 35…
  11. Gaspard Allens et Lucile Leclair, Les Néo-paysans, Seuil, 2016.


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