Splendeur et décadence du web
Cette semaine, en flânant dans ma maison de la presse, je suis tombé sur le magazine Books qui titrait « Peut-on échapper au web » une grande photo de Mark Zuckerberg[1] en couverture. Quelque chose m’a donné envie de l’acheter. D’autant plus que, quelques jours plus tôt, j’avais été voir Her, le magnifique film de Spike Jonze où le héros, tout droit sorti d’un futur parfaitement crédible, tombe amoureux de son OS (operating system). Et que quelques semaines auparavant, j’avais parcouru le dossier de nos confrères d’Uzbek et Rica sur Internet et quelques articles à propos de Google et du transhumanisme ici et ici. J’en avais été particulièrement marqué. C’est un fait, le web déferle dans notre actualité (et le revoici, sur le web, dans cette chronique).
La prolifération des écrans et leur portabilité toujours facilitée (tablettes, Smartphones) ont bouleversé nos quotidiens. Il n’est désormais plus rare (et particulièrement dans les grandes villes) de voir les passants marcher le nez dans leur écran de téléphone. Une amie tout juste revenue de Pékin me montrait récemment des photos, prises avec son Smartphone, de jeunes couples en train de dîner en amoureux… avec leurs Smartphones ! Un petit film a d’ailleurs fait le tour d’Internet sur ce thème.
Au delà de constater, se réjouir, déplorer, voire même condamner ces nouveaux modes de vie, il me paraît urgent de prendre du recul et de nous demander quelle civilisation nous sommes en train de construire.
Oui, le web nous ouvre la possibilité de décentraliser le pouvoir, l’économie, de vivre en réseau. Oui il nous permet d’avoir accès ou de diffuser des informations, d’exprimer nos opinions, comme jamais dans l’histoire de l’humanité. Oui, nous sommes en mesure de mobiliser sur des enjeux très importants des milliers de personnes que nous ne pouvions contacter avant. Oui, Internet facilite une formidable coopération pour (en vrac et de façon non-exhaustive) élaborer des contenus, échanger des objets, co-voiturer, organiser des événements… Des milliards d’êtres humains sont désormais reliés numériquement les uns aux autres et une forme de conscience collective peut émerger de ce réseau inédit.
Pour autant, nous voyons que les mêmes phénomènes de concentration de pouvoir se reproduisent sur une toile qui se voulait libre de toute entrave et de toute autorité. Google, Facebook, Apple, Amazon sont devenus difficilement contournables dans leurs domaines, comme les supermarchés le sont devenus dans la distribution. Et, de ce fait, leur pouvoir grandit. Le fantasme de liberté que promettait le web se heurte désormais à une logique commerciale toujours plus agressive, conduisant à suivre chaque internaute à la trace, à déterminer qui il est, ce qu’il fait, ce qu’il aime, où il se trouve, afin de lui proposer les produits qu’il est le plus susceptible d’acheter. Tombées dans de « mauvaises mains », ces informations sont une manne formidable de contrôle comme l’a montré l’affaire de la NSA.
Parallèlement, se pose la question de l’aliénation. Nous nous rendons de plus en plus dépendants de machines qui pourraient, demain, être intégrées à nos propres corps, comme l’imagine les tenants du transhumanisme. Et, ne soyons pas naïfs, les raisons de céder à cette nouvelle avancée technologique (ou présentée comme telle) seront légions et particulièrement attirantes. Si cette dépendance devait s’enraciner jusqu’à nos organes vitaux (cœur, cerveau…), le pouvoir de la machine (et de celui qui contrôle la machine) sur nous deviendrait considérable.
Cette direction prise par l’humanité (celle de la généralisation du web) peut, à mon sens, être regardée de plusieurs façons. Sans doute comme un progrès de nature à nous relier et à nous affranchir d’une certaine centralisation. Mais peut-être également comme la poursuite d’une frénésie matérialiste.
Je ne prétends pas, dans les lignes qui suivent, témoigner pour quiconque hormis moi-même. Je tâche simplement, à la lumière de ma propre expérience, de comprendre ce qui, peut-être, se joue dans cette évolution. Il se trouve que je suis particulièrement sensible aux écrans (d’une part ils m’attirent presque jusqu’à l’addiction et, de l’autre, ils me fatiguent terriblement). Très avide de relations et de reconnaissance (comme beaucoup d’êtres humains) je suis également très friand de tous ces nouveaux outils de communication : je suis actif sur les réseaux sociaux, je passe beaucoup de temps sur le web, je vis près de mon Smartphone… Et il est certain que ces nouvelles habitudes créent chez moi une succession de stimuli, d’excitations qui en appellent sans cesse de nouvelles. Au point de m’arracher à moi-même. De détourner mon attention de ceux qui m’entourent, d’amenuiser ma capacité à me concentrer, à observer, à contempler, à être en lien avec mon intériorité. Et au vu des nombreux stages proposant la déconnexion qui fleurissent ici et là, j’imagine ne pas être le seul.
Plusieurs questions se posent à moi à cette heure. N’est-il pas urgent de nous pencher sur la gouvernance du web (et particulièrement sur la propriété des canaux de diffusion, des données personnelles) et sur l’éthique de son développement (est-il par exemple souhaitable de pouvoir disposer de Google glass capable de filmer à l’insu des personnes et de le diffuser instantanément en ligne ?). Qui a l’autorité pour le faire, le web étant par essence hors des frontières physiques ? Sommes-nous sur le point de muter et trouverons-nous un nouvel équilibre au milieu de ces écrans ? N’aurions-nous pas tout intérêt à investir un nouvel espace de progrès, à l’intérieur de nous même ? A approfondir nos compétences neuro-cognitives, à développer notre intuition, notre maîtrise de la douleur, à déployer nos qualités relationnelles de coopération et de compassion ? A nous engager dans une quête humaniste et, d’une certaine façon, spirituelle, nous permettant de repositionner la technologie à sa juste place ?
Si vous vous posez les mêmes questions, peut-être serait-il bon d’éteindre, au moins pour un instant, l’appareil avec lequel vous avez lu cette chronique…
[1] le créateur de Facebook
Par Cyril Dion