Sagesses

Serge Carfantan : « Vivre en amitié
avec la nature »



Quel regard portons-nous sur la nature ? Quelles sont
 ses limites et quels sont les nouveaux défis à relever pour mieux respecter l’environnement ? Philosophe, Serge Carfantan interroge la société occidentale. Selon l’auteur de Philosophie de la Nature, l’écologie et la libération
de l’emprise de l’ego sont les clés indispensables pour se réconcilier avec la terre et nous-mêmes.

« Dis-moi comment tu vois la nature et je te dirai comment tu te comportes à son égard » est la première phrase de votre livre. Qu’en est-il, historiquement, du regard porté sur la nature en Occident ?

L’anthropologue Claude Lévi-Strauss l’a très bien résumé en soulignant qu’en Occident, l’idée de na- ture a été largement placée sous la domination. Cela remonte au christianisme, car déjà dans la Bible, disait-il, la nature est en dehors de Dieu : il y a une séparation entre la création et le créateur. La nature est donnée à l’homme a n qu’il la fasse prospérer, avec cette idée qu’il existe une déchéance de la nature. Celle-ci est donc finalement préparée à n’être rien qu’un objet, puisqu’elle n’est pas divine en un sens. Plus tard, s’est ajoutée cette idée très célèbre de René Descartes que l’on retrouve dans Discours de la méthode (1637), selon laquelle l’homme devient maître et possesseur de la nature. Si le philosophe anglais Francis Bacon (XVIe siècle) disait la même chose, Descartes et Galilée ont entrepris la géométrisation et la mécanisation de la nature. Cela a eu des conséquences immenses sur le statut de l’animal par exemple. Descartes parle notamment de l’animal-machine, car pour lui les bêtes n’ont pas d’âme, seul l’homme dispose d’une âme pensante.

Cette vision a contribué à nous couper de la nature…

Oui, tout à fait, une grande coupure s’est instaurée à cette période et on le voit aussi chez Blaise Pascal. Celui-ci parlait des deux infinis, il disait : « l’univers infini m’effraie » ; entre l’infiniment petit qui nous échappe et l’infiniment grand qui nous dépasse, l’homme est au milieu, un peu égaré sur une petite planète. Selon lui, la nature n’a pas conscience d’elle- même. L’arbre, par exemple, existe, mais ne pense pas ; il ne peut pas se représenter lui-même. Il y a donc eu une forme de coupure ontologique très forte entre la conscience de l’homme et l’existence de la nature. C’est une vision très occidentale, qui n’a pas de sens dans les autres civilisations. En Amérique du Sud, chez les Amérindiens par exemple, cette idée de séparation avec la nature n’existe pas : on fait partie de la nature, elle est une mère et on n’éventre pas sa mère. Il y a une révérence forte à l’égard de la nature parce qu’on en fait partie.

Quelles ont été les conséquences de cette séparation ?

En désacralisant la vie, on a perdu sa dimension spi- rituelle. Celle-ci n’est pas seulement notre intériorité la plus profonde, c’est celle de l’univers tout entier, car il y a de la conscience dans tout ce qui existe. Seulement, quand on ignore qu’elle est là, on prend le monde comme un simple théâtre d’objets, utiles ou non, et on ne respecte rien. On s’est ainsi privés de la dimension spirituelle qui est au sein même de la nature, de l’intelligence de la nature. Notre lien fondamental est notre unité avec elle, car, en réalité, il n’y a pas de séparation. L’idée que l’homme est coupé d’un autre homme ou de la nature n’a aucun sens. Il a fallu que l’on conceptualise beaucoup pour imaginer une séparation qui n’existe pas. La tentative de la science objective a réussi dans ce domaine-là. Elle a imaginé que la nature n’était qu’un objet, une grande horloge et des mécanismes, des matériaux, et qu’il y avait, de l’autre côté, l’être humain, pensant, et, entre les deux, un fossé. On n’aurait pas pu imaginer le développement de la technique en Occident sans cette idée de nature objectivée et exploitée.

Dans cette crise de la représentation de la nature, vous écrivez que notre société « est en quête d’un nouveau paradigme des relations entre l’homme et la nature sans tomber dans l’animisme ni renoncer à la science ». Que voulez-vous dire ?

Je pense à l’extraordinaire synthèse que produit l’écologie aujourd’hui. Les excellents travaux du philosophe et écologiste anglais Edward Goldsmith (XXe siècle) ont très bien montré que l’écologie per- met de développer une science qui repose sur les concepts d’interrelation, d’écosystème et de bio- sphère : c’est une approche scientifique et, en même temps, une validation de ce que les peuples anciens appréhendaient de façon intuitive, parfois animiste, en voyant une âme un peu partout. Mais ce qui est extrêmement intéressant, c’est cette démarche montrant que dans la nature tout est lié. L’écologie contemporaine redonne un sens à des choses que l’on croyait abandonnées, du fait même de la pensée mécaniste de la modernité : on constitue une science tout à fait nouvelle qui n’a pas du tout la même structure que la science analytique, laquelle a tendance à séparer les choses. Nous sommes une civilisation qui s’est construite sur une approche objective où le savoir scientifique fait consensus. Il nous fallait donc développer l’écologie pour valider des idées, qui auraient été prises autrefois pour des superstitions. Nous avions besoin, par exemple, de travaux comme l’hypothèse Gaïa, émise par l’éco- logue anglais James Lovelock en 1970, et développée par la biologiste américaine Lynn Margulis, qui montrent que la terre est un être vivant, avec des thermostats situés dans des coins particuliers de la planète. La terre se comporte comme un ensemble géant qui s’autorégule. Finalement, on arrive à dire scientifiquement que, oui, la terre est vivante. La conviction des anciens n’était pas qu’une croyance.

La conscience écologique aujourd’hui peut-elle faire émerger une nouvelle prise de conscience sociétale ?


Je crois que c’est le cas. La conscience écologique nous rappelle que nous sommes tous liés et interdépendants et que tout ce que l’on peut faire sur la planète a des conséquences partout ailleurs. Les gens sont
ainsi formés petit à petit à re-
penser de façon globale, au lieu
de penser à court terme et de
façon analytique. L’écologie
permet une rééducation de la
pensée. C’est une manière de
nous rééduquer à la conscience de l’unité.

Qu’entendez-vous par là ?

C’est un concept que l’on retrouve beaucoup dans la spiritualité, mais que l’écologie rejoint. Notre philosophie est alimentée par la conscience égotique, centrée sur le moi. Elle correspond au fond au narcissisme du consommateur qui ne s’intéresse qu’à lui-même, dans son univers restreint, à l’opposé d’une conscience qui se sentirait liée à toute chose et aux autres. Dans la philosophie indienne, le sentiment d’unité est un état de conscience supérieur, situé au sommet de ce que l’homme est capable de réaliser. Imaginez que notre état de conscience.

Pourquoi pensez-vous qu’il faudrait un changement de conscience globale de l’humanité ?

Parce que ce n’est plus un choix, c’est devenu un impératif. L’humanité doit changer sa relation à la nature, car si elle n’est pas capable d’opérer cette mutation de conscience, son futur est compromis. L’humanité a des comportements extrêmement destructeurs qui partent en réalité d’une certaine conception du monde. Vouloir continuer avec un modèle de consommation du type American way of life [mode de vie à l’américaine] est de la folie ; cela n’a pas de sens puisque pour pouvoir le faire, il nous faudrait sept ou huit planètes.

Peut-on parler d’intelligence de la nature ?

Oui, et aujourd’hui, on a beaucoup de moyens pour en parler. La nature comporte un ordre extrêmement rigoureux : il y a de l’ordre dans les cristaux, les plantes, dans tous les organismes. Il existe même un ordre dans l’esthétique du vivant, avec notam- ment le nombre d’or et la suite de Fibonacci 1. Les mathématiques sont omniprésentes dans l’univers, et les anciens, comme les Grecs, l’avaient très bien compris. Cette intelligence, qui organise toute chose dans la nature, a non seulement un ordre structurel, mais aussi un développement cyclique. La graine se développe en tige, feuilles, puis involue à l’intérieur d’une autre graine via la eur, et le cycle recommence. Le développement d’une chose n’est pas séparable des autres. On a d’ailleurs prouvé que les arbres communiquent entre eux 2. Et la nature cherche toujours la promotion de la vie. Quand l’homme dévaste un territoire avec des bombes, les plantes et les eurs réapparaissent dans les décombres. L’autopromotion de la vie se fait spontanément, c’est une forme d’intelligence immanente et créative.

Dans votre livre, vous invitez vos lecteurs à « vivre en amitié avec la nature ». Qu’entendez-vous par là ?

L’amitié suppose une relation affective, sans pos- session ni agressivité. Plus cette relation est pré- sente, plus on perd l’idée de séparation. Et si l’on regarde le monde de manière plus poétique, on lui rend déjà un peu de sa conscience au lieu de le regarder comme une chose qui nous appartient ou que l’on veut posséder. On est bien obligé à un moment de remettre en cause le statut égocentrique de notre existence.

La vision égocentrique de l’homme sur la nature serait donc à la source du problème ?

À l’origine de nos comportements se trouvent notre ego et nos croyances. Et si l’on veut remonter à la racine des croyances, il y a la mainmise du moi, et c’est là que toute l’aliénation commence en e et. Tout part de cette conscience égotique. Le philo- sophe indien Krishnamurti a très bien montré cette nature du moi qui tend à s’isoler et à se considérer à part, tout en se mettant en évidence. Lorsqu’on la comprend, on voit ses conséquences, mais ce qu’elle a de dramatique, c’est, à mon avis, que l’on ne peut pas faire l’économie de cette conscience égotique. Dans le prolongement de la pensée de Krishnamurti, l’écrivain canadien Eckhart Tolle a montré que l’on doit dépasser la structure de l’ego parce qu’il est dysfonctionnel par nature.

Comment se libérer de l’emprise de l’ego ?

Si l’on peut dire que l’ego fait partie de la nature et qu’il a été utile à notre évolution, dans un certain temps, pour nous protéger, il est aujourd’hui enva- hissant. On arrive à un point où l’ego a pris une telle place qu’il est devenu éminemment destructeur. Un mental égotique qui a les moyens techniques dont nous disposons est extrêmement dangereux, il est impulsif et insensible, il aime la séparation parce que cela lui donne un sentiment de puissance. C’est une illusion du mental. C’est pour cela qu’il est passion- nant de comprendre comment il fonctionne pour toucher à la racine du problème. Lorsque l’ego est assoupli et qu’il est devenu transparent, une conscience supérieure se développe, et l’a nité avec la nature devient spontanée. Elle va de soi. On n’a même pas besoin de l’apprendre, c’est une question de sensibilité.

Propos recueillis par Sabah Rahmani.

1 Le nombre d’or est une proportion géométrique environ égale à 1,6 et considérée depuis l’Antiquité comme particulièrement esthétique lorsqu’elle est présente dans la nature, l’architecture, la peinture ou encore la musique. La suite de Fibonacci est une suite d’entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent.


2 Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, un monde inconnu s’ouvre à nous, Les Arènes, 2017.

Pour aller plus loin :

• Lire notre dossier spécial La Nature, source de spiritualité ? Kaizen n°39 (juillet-août 2018)

 • Le site de Serge Carfantan : www.philosophie-spiritualite.com

 

Le 28 juin 2018
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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