Polynésie française : l’ombre des essais nucléaires

Par Léopold Picot, le 26 août 2021

Un essai nucléaire français sur l'un des deux atolls choisis en Polynésie Française.

Malgré la fin des essais nucléaires en Polynésie Française en 1996, la question de leurs conséquences sanitaires et environnementales n’a toujours pas été résolue. Si des associations luttent pour que la France accompagne les victimes humaines de cette période, le bouleversement des écosystèmes terrestres et marins est quant à lui méconnu et peu étudié. 

 

Des lagons aux eaux turquoises ceint de deux atolls coralliens, perdus au cœur du Pacifique. Moins de 2500 habitants sur 500 kilomètres à la ronde. Une aubaine pour le Conseil de défense, qui désigne Mururoa et Fangataufa comme nouveaux lieux d’expérimentation nucléaires en 1962. L’objectif ? Permettre à la France d’acquérir la bombe à hydrogène, après les essais dans le Sahara algérien qui avaient peaufiné le fonctionnement de la bombe atomique, moins puissante. De 1966 à 1996, 193 essais nucléaires ont été réalisés dans les lagons de Fangataufa et Mururoa, à environ 1 200 kilomètres au sud-est de Tahiti. 25 ans plus tard, des associations luttent toujours pour reconnaître le statut de certaines victimes, et l’environnement pourrait subir les conséquences de mouvements de terrains.

Une bombe 125 fois supérieure à celle d’Hiroshima

Les bombes utilisées lors de ces essais étaient de quelques kilotonnes à 2,6 mégatonnes, certaines explosaient dans les sols sous-marins, d’autres dans l’atmosphère, d’une barge, sous ballon captif, ou d’un avion, à des hauteurs variables. Quand un tir nucléaire a lieu, il y a trois effets : un effet de radiation, un effet d’onde de choc, et un effet de chaleur. Juste après l’explosion, l’onde de choc va imploser les organes internes des poissons exposés ou encore la coquille des mollusques. La chaleur, elle, grille purement et simplement les individus.

Bernard Salvat était un jeune chercheur spécialisé dans l’étude des coraux et des mollusques à l’époque des essais nucléaires. Contacté par le service chargé de la surveillance de l’environnement, il s’est rendu en Polynésie et a effectué des relevés de gastéropodes jusqu’en 2014. Il se souvient du plus puissant des 193 essais : « L’ensemble des tirs effectués sur Mururoa et Fangataufa étaient de l’ordre de la douzaine de mégatonnes : Canopus, sur Fanga, avec ses 2,6 mégatonnes à lui tout seul, a complètement ravagé l’atoll. »

Le chercheur sait que le tir Canopus a été effectué à marée basse : « Même un tir très important vaporise seulement quelques centimètres d’eau, donc tous les peuplements en dessous sont protégés. Mais ceux qui sont émergés morflent avec l’onde de choc et sont grillés avec la température. En regardant quelles zones avaient été touchées, j’ai pu déterminer que Canopus avait été tiré à marée basse. »

Des populations sous-marines résilientes

Selon la puissance du tir atmosphérique, les conséquences sur la faune et la flore des atolls et du lagon sont plus ou moins importantes. Dans tous les cas, les populations sous-marines étaient plus protégées que les terrestres : d’où l’intérêt de tirer à marée haute et non basse. « Avec Canopus, des espèces de mollusques à peine couvertes par l’eau ou émergées la plupart du temps, ont été décimés de la carte de Fangataufa, jusqu’à ce que des larves reviennent et recolonisent leur habitat », décrit le biologiste.

Une vue aérienne de l'atoll de Mururoa en 2005. Essais nucléaires
Une vue aérienne de l’atoll de Mururoa en 2005. ©FRED, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Avec le temps, l’écosystème sous-marin s’est remis des tirs. Très peu de populations sous-marines ont été décimées : ce sont les mollusques qui ont payé le plus lourd tribut. Des populations venues d’atolls voisins ont repeuplé le lagon au bout de quelques années, voire quelques décennies. Bernard Salvat souligne aussi la bonne étoile de certains individus : « Malgré l’onde de choc et la chaleur, il suffit qu’un bigorneau soit bien caché dans une anfractuosité à l’ombre, il s’échappera et continuera à se reproduire avec quelques collègues qui ont survécu comme lui. »

Éradication de l’écosystème terrestre

En revanche, Canopus a éradiqué la végétation et les espèces présentes sur Fangataufa, entraînant un bouleversement durable de l’écosystème terrestre. « C’était un problème pour la végétation elle-même mais aussi pour les oiseaux qui vivaient dans ces zones-là et qui n’ont rien trouvé à leur retour. L’atoll a été colonisé par des aitos aussi appelé filaos, qui ont remplacé les cocotiers calcinés. Fangataufa est aujourd’hui un atoll très particulier : c’est le seul atoll au monde qui soit couvert de ces bois de fer », poursuit le chercheur en biologie.

Des aitos sur une plage de la Réunion. © Philippe Bourjon, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

Maxime Chan, de son côté, ne décolère pas. Il était président d’une association environnementale qui protestait contre la reprise des essais nucléaires en 1996. Aujourd’hui il est bénévole dans une association d’aide aux victimes, « 193 ». Pour lui, la France est hypocrite : « Elle se vante d’être la seconde puissance mondiale en termes de superficie d’aires marines, principalement grâce à la Polynésie Française. On ne peut pas se vanter d’avoir une superficie qui servirait à la biosphère avec deux atolls contaminés ! »

Le Tahitien s’est rendu sur Hao lorsque la décontamination a commencé. C’était la base avancée où vivaient civils et militaires, à 460 kilomètres de Mururoa. De nombreux matériaux contaminés radioactivement étaient ramenés sur l’île. Là-bas, il découvre des failles dans les protocoles : « Malgré la version officielle, on a bien vu que le chef de chantier ne savait même pas où se trouvaient les points chauds, il ne savait pas où on avait lavé les vêtements qui venaient de Mururoa, les vêtements des pilotes… Les éléments radioactifs de longue vie ont été lavés, sans que l’on sache où ils partaient. »

L'explosion de Canopus, première bombe H française, sur cette capture d'écran du documentaire Thalassa.
L’explosion de Canopus, première bombe H française, sur cette capture d’écran du documentaire Thalassa.

Selon le bénévole de l’association 193, c’est la raison pour laquelle l’État Français n’a toujours pas rendu à la Polynésie française les atolls de Mururoa et Fangataufa : « Ils ne les rendent pas parce qu’ils sont incapables de les rendre dans leur état initial. Une dépollution coûterait trop cher, des milliards et des milliards d’euros. » Un avis que ne partage pas nécessairement Bernard Salvat : « Si j’étais sur l’atoll de Fangataufa et qu’il y avait des bénitiers, ça ne me dérangerait pas moi-même de les manger. En tant que biologistes on n’est pas compétents en matière de radiologie mais on est quand même au courant, on sait bien les risques. La radioactivité a fortement baissé. »

Des éléments radioactifs sous le lagon

Autre enjeu majeur, la question des essais souterrains dans le sol sous-marin. Enfouis sous la roche dans une région très active géologiquement, il suffirait d’un glissement de terrain pour libérer les résidus radioactifs des bombes. L’assemblée de la Polynésie Française s’inquiète de leurs quantités sur son site internet : « Les sous-sols de Mururoa et de Fangataufa contiendraient près de 500 kg de plutonium, si l’on ne tient compte que de cette matière nucléaire à très longue durée de vie. » Bernard Salvat entend les risques liés à ces résidus et espère que l’État saura réagir rapidement en cas de problème : « Il y a un suivi géodynamique continu : on a peur qu’il y ait des mouvements au niveau de la masse volcanique et de la chape corallienne où se situent les atolls. Il y a aussi une surveillance radiobiologique de la part de l’État. »

Les holoturies, par leur simplicité génétique, résistent mieux à la radioactivité. ©Leonard Low from Australia, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons
Les holoturies, par leur simplicité génétique, résistent mieux à la radioactivité. ©Leonard Low from Australia, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Sur les 147 essais souterrains réalisés, 41 ont fait officiellement l’objet d’une fuite, entraînant une pollution plus ou moins forte des eaux. Sur les risques radioactifs pour la faune marine, Bernard Salvat sépare deux catégories d’animaux, les complexes et les simples. « Mollusques et coraux sont des organismes qui ne sont pas préoccupés par la radioactivité : parce qu’ils sont beaucoup plus simples génétiquement, ils souffrent moins des mutations. Pour tuer une holothurie par l’émission de radiation, il faudrait 10 000 fois ce qui va tuer un homme ! », avance-t-il.

Une question de visibilité

Les effets sur l’environnement sont difficiles à évaluer faute d’études scientifiques indépendantes sur la radioactivité. Reste que les essais nucléaires ont eu des conséquences sur la santé des Polynésiens. « En Polynésie, 10 000 personnes ont été prises en charge pour des maladies radio-induites. Nous ne disons pas que les 10 000 malades proviennent des essais nucléaires, mais qu’ils ont eu des maladies radio-induites », avance Maxime Chan.

Impossible pour le bénévole et son association de calculer la proportion exacte de personnes contaminées par ces essais. D’après le livre Toxique (Puf, 2021), une enquête sur les essais nucléaire conduite par Tomas Statius et Sébastien Philippe, l’intégralité des Polynésiens, soit 110 000 individus, sont éligibles aux indemnisations étatiques : ils auraient été touchés par le nuage radioactif du tir raté Centaure, en 1974. Selon les études conduites par l’État français, il n’y a eu qu’une faible augmentation de la radioactivité après cet essai… mais pour les deux auteurs, cette affirmation est biaisée : l’État n’aurait pas analysé la radioactivité de l’eau de pluie dans les citernes, dont la consommation est très répandue en Polynésie.

Des années après, les conséquences environnementales des essais nucléaires sont toujours ignorées et les conséquences sanitaires minimisées. Pourtant, les Polynésiens sont plus mobilisés contre les conséquences sanitaires qu’environnementales. Pour Maxime Chan, la raison est simple : « Il n’y a rien qui les pousse à se dresser contre les effets sur l’environnement parce qu’ils n’ont pas vu de poissons monstrueux, de tortues complètement délabrées… en revanche, on a tous vu les cancers augmenter chez certaines familles. »


Pour aller plus loin : 

  • Le livre Toxique de Thomas Statius et Sébastien Philippe, Puf (2021), est le fruit d’une longue enquête sur les essais nucléaires.
  • Le documentaire de Thalassa, « Gambier, sous le vent nucléaire » (2008), résume bien les enjeux sanitaires des essais  nucléaires.
  • L’association 193, en Polynésie Française, lutte pour la reconnaissance des victimes d’essais nucléaires par l’État français.

© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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