Énergies renouvelables

NégaWatt : « La sobriété consiste à permettre à chacun de consommer mieux et moins »

Par Pascal Gréboval (propos recueillis), le 17 septembre 2022

Yves Marignac est l'un des porte-parole de l'association négaWatt ©Association négaWatt

L’association négaWatt regroupe des professionnels de l’énergie et des citoyens. Fondée en 2001, elle appuie sa démarche sur la sobriété, l’efficacité énergétique et le recours aux énergies renouvelables. Fin 2021, elle a publié la cinquième version de son scénario qui détaille une transition énergétique décarbonée à l’horizon 2050. Yves Marignac est l’un de ses porte-parole.

Depuis vingt ans, négaWatt incite à la sobriété énergétique. Longtemps évincée du débat public, celle-ci a refait irruption dans l’espace médiatique. Est-ce une victoire ?


Effectivement, négaWatt propose depuis longtemps de passer de l’ébriété énergétique qui caractérise nos sociétés à la sobriété, pensée comme une intelligence d’usage. Si l’on insiste sur ce point, ce n’est pas seulement contre le changement climatique, c’est aussi pour des questions économiques et sociales et des enjeux de souveraineté énergétique. La sobriété est une réponse globale aux différentes facettes de la crise actuelle, un levier essentiel dans la recherche de soutenabilité. Elle venait malheureusement trop contrarier les logiques économiques court-termistes pour être à l’agenda politique face à la seule urgence climatique.Mais face à la perspective de pénurie liée à la guerre en Ukraine, la sobriété devient subitement une nécessité. Donc tant mieux si, sous cette contrainte, les entreprises dont le modèle est de vendre de l’énergie et les politiques se saisissent de cet agenda. Mais il ne s’agit pas juste de passer l’hiver. Ce qui va être essentiel dans les mois qui viennent, c’est la mise en place de politiques structurelles de sobriété autour des enjeux d’aménagement du territoire, de restructuration de la mobilité, de transformation des modèles d’affaires industriels.

Comment fait-on pour être plus sobre à l’échelle d’une société ? On ne peut pas être derrière tous les Français pour arrêter la climatisation, ne pas chauffer au-delà de 19 degrés ou être au moins deux dans un SUV !

Il faut distinguer la sobriété individuelle et la sobriété structurelle. La première consiste à réduire ses consommations personnelles, comme baisser son chauffage, prendre le vélo pour un trajet que l’on aurait habituellement fait en voiture. Elle repose essentiellement sur l’incitation et la sensibilisation bien qu’il y ait des règles existantes, comme la réglementation sur la température des logements, qui sont, par leur nature diffuse, très difficiles à appliquer. Pour la sobriété structurelle, comme le renforcement de l’offre de transports en commun, le réaménagement du territoire pour réduire les distances à parcourir ou le travail sur la fonctionnalité des bâtiments pour mieux maîtriser les surfaces, cette transformation dépend de politiques publiques résolues et déployées dans la durée.

On ne peut pas demander à des ménages en précarité énergétique de baisser le chauffage

Ce qui va être important, c’est que les pouvoirs publics trouvent le bon équilibre, sur deux points. Le premier, c’est de s’assurer que les efforts sont portés par tous les acteurs, et pas seulement par les ménages. Et donc envoyer des signaux assez forts aux entreprises ainsi qu’aux collectivités qui vont être contraintes, de toute façon, de faire des efforts. Typiquement, les panneaux publicitaires qui ont envahi différents espaces publics constituent une consommation peu justifiée. De plus, ils sont vecteurs de messages nous incitant à consommer. La deuxième chose, c’est la justice sociale, c’est-à-dire ne pas demander des efforts de façon uniforme. Il faut cibler les consommations les moins justifiables. Et, à l’inverse, protéger les citoyens les plus fragiles. On ne peut pas demander à des ménages en précarité énergétique de baisser le chauffage. Il y a donc des usages à protéger et renforcer et d’autres à éliminer. La question est : « Où est ce qu’on met le curseur entre les deux ?» Il n’y a pas de vérité absolue et cela passe nécessairement par un processus démocratique, qui vise une sobriété concertée.

Vous parlez de processus démocratique. Certains pensent au contraire qu’il faut restreindre les libertés pour garantir la mise en place d’une sobriété…

La question de la liberté met en lumière le lien de la sobriété avec des enjeux d’équité ou de solidarité. Car il y a un lien évident, même s’il est contre-intuitif, entre la sobriété et la liberté. Si l’on parle de mobilité, par exemple, et qu’on regarde le déclenchement de la crise des « gilets jaunes », on voit que celle-ci est liée à une dépendance forte à la voiture, seule option de mobilité pour un grand nombre de ménages, avec des distances de plus en plus longues à parcourir et un poids de plus en plus insupportable sur leur budget. La dynamique de sobriété propose de développer les infrastructures pour permettre le recours à l’usage du vélo, le renforcement de l’offre de transports en commun, les solutions de télétravail ou de covoiturage. On n’est pas obligé demain de prendre systématiquement son vélo ou un bus. Il s’agit au contraire de renforcer l’offre et permettre à chacun de choisir selon les moments, selon les conditions et les contextes, entre différentes solutions de mobilité. La sobriété consiste à permettre à chacun de consommer mieux et moins dans des meilleures conditions. Elle peut ainsi s’accompagner d’une forme de liberté. À l’inverse, si l’on ne fait rien, les effets des crises peuvent être de plus en plus liberticides.

Il est souvent opposé à la sobriété le fait qu’elle nuise à croissance et fragilise le modèle social.

Les principaux verrous à une réflexion positive sur la sobriété sont le rapprochement entre sobriété et décroissance, perte de confort ou de pouvoir d’achat. Il ne s’agit pas de faire de la décroissance un objectif en soi, mais d’interroger le modèle économique sous les angles écologique, géopolitique ou de justice sociale. On atteint les limites planétaires, voire on les dépasse, il est donc indispensable que les entreprises fassent évoluer très vite leurs modèles d’affaires, qu’elles apprennent à créer de la valeur en économisant de la ressource. Aujourd’hui, à négaWatt, quand on réfléchit à la question de la sobriété, on se réfère à l’économie du donut, c’est-à-dire à cette idée d’inscrire le modèle économique entre deux limites : d’un côté, un plafond écologique correspondant aux limites planétaires, de l’autre, un plancher social, correspondant aux conditions de vie décentes auxquelles chacun doit pouvoir accéder. Ces deux limites doivent être définies collectivement.

Vous évoquez la difficulté de positionner le curseur de la sobriété. Qui peut être garant de ce curseur ? L’État ?

L’État et les collectivités, parce que cela se joue à différents niveaux. Les pouvoirs publics doivent organiser la cohérence qui s’articule sur les trois piliers : sobriété, efficacité et renouvelables. La mobilité est peut-être l’exemple le plus important et le plus parlant. Car la voiture est quand même à la source d’énormément de problèmes. Typiquement, sur les véhicules, comment fait-on une régulation sur l’efficacité des moteurs qui n’est pas couplée avec une régulation sur la taille globale des véhicules ? On l’a bien vu avec l’introduction du critère bonus-malus sur le poids des véhicules proposé par la convention citoyenne pour le climat (CCC), qui plaidait pour la création d’une taxe de 10 euros par kilogramme pour les véhicules neufs de plus de 1400 kilos. La taxation concerne in fine les véhicules au-delà de 1800 kilos. C’est devenu un critère inopérant. [la taxe ne concerne que 2,3% des véhicules, N.D.L.R.].

La tendance actuelle consiste à penser qu’on va régler le problème en remplaçant des véhicules thermiques par des véhicules électriques, sans rien changer d’autre. C’est une impasse. Elle ne fait que déplacer le problème des limites environnementales et maintenir les problèmes d’inégalité dans l’accès à la mobilité, d’autant plus que le modèle économique des véhicules électriques risque d’être encore moins égalitaire que le modèle thermique, notamment sur les marchés d’occasion. Pour négaWatt, l’émergence du véhicule électrique devrait au contraire être une opportunité pour repenser notre rapport à l’automobile et réduire notre dépendance du point de vue de l’aménagement du territoire, de l’étalement urbain, du budget des ménages, de la pollution atmosphérique, etc. Il faut proposer des solutions qui n’imposent pas aux ménages d’être propriétaires d’un véhicule à tout faire, sur-dimensionné par rapport à son usage quotidien et sous-utilisé. Nous proposons par exemple d’aller vers des solutions plus partagées, avec un recours à des véhicules différents selon les besoins.

Le dernier pilier du scénario négaWatt propose 100% d’énergies renouvelables en 2050. On est loin du compte par rapport à ce scénario ou à nos voisins européens.

Le scénario négaWatt propose une division par deux des consommations d’énergie finale. Les 50% de baisse se répartissent « schématiquement » ainsi : 20% grâce à la sobriété et 30% grâce aux gains d’efficacité. Leurs effets se combinent. Cette réduction est clé pour atteindre une fourniture à 100% avec des énergies renouvelables locales, déployées progressivement d’ici 2050. Sur la biomasse, il y a des défis importants et des limites. Sur les renouvelables électriques, les enjeux résident plus dans les conditions de leur déploiement. Ainsi, le photovoltaïque n’implique pas de détourner de leur usage agricole des surfaces actuellement dédiées. Et pour l’éolien terrestre, on reste sur une projection de 18 000 mâts éoliens terrestres, contre près de 30000 déjà installés en Allemagne. C’est un niveau de développement prudent par rapport à la saturation des paysages.

Justement, les renouvelables ont aussi des inconvénients : fabrication, impacts environnementaux, recyclage…

Oui, les renouvelables ont des impacts. Dans le scénario négaWatt, il n’est par exemple pas prévu de développer l’hydroélectricité du fait de ses implications sur la biodiversité. On intègre au contraire un risque de baisse de la production des ouvrages hydroélectriques existants à mesure que le stress hydrique va augmenter sous l’impact du dérèglement climatique. On a besoin d’activer toutes les énergies renouvelables, mais dans les limites d’un juste déploiement. C’est aussi un enjeu de nouvelles filières industrielles sur lesquelles la France peut prendre un rôle important, notamment sur l’éolien flottant, compte tenu des compétences dont elle dispose de par son histoire pétrolière.

Il faut aujourd’hui penser à la fois le déploiement des renouvelables et les enjeux de sobriété et d’efficacité à partir des territoires, à partir de leurs ressources
Globalement, il faut penser l’optimisation des vecteurs énergétiques par rapport aux ressources, aux usages et aux infrastructures, puisque tout cela implique des réseaux. C’est l’une des raisons pour lesquelles négaWatt n’envisage pas de déploiement massif de l’hydrogène. Cela impliquerait le développement d’un réseau spécifique, avec des coûts importants, aux dépens notamment du réseau gaz, dont on a plutôt intérêt à préserver la valeur. On est sur des problèmes complexes qui nécessitent de la concertation, en pensant ce développement de façon plus territorialisée. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les grandes infrastructures, pétrolières, nucléaires sont des installations décidées de façon centralisées depuis Paris. Il faut au contraire aujourd’hui penser à la fois le déploiement des renouvelables et les enjeux de sobriété et d’efficacité à partir des territoires, à partir de leurs ressources. Face à cet enjeu d’appropriation, tout ce qui relève de dynamiques portées par les collectivités ou par des collectifs citoyens montre son caractère.

Les députés européens ont voté en faveur de l’inclusion du nucléaire et du gaz dans la taxonomie. Le nucléaire est-il une énergie propre ?

Non ! Pas plus que le gaz naturel, et c’est vraiment un signal déplorable, désastreux. Le gaz fossile n’est pas une énergie propre et le nucléaire n’est pas une énergie soutenable. Surtout, ce signal encourage des stratégies dilatoires par rapport aux véritables réponses aux urgences climatique et énergétique. Les énergies renouvelables, sans être intrinsèquement soutenables, le sont plus que les énergies fossiles et le nucléaire. Elles n’épuisent pas une ressource énergétique, ne consomment pas un stock et s’appuient sur des flux. Le nucléaire présente des problèmes spécifiques de prolifération – la dualité civil-militaire –, d’accident majeur, de transfert de responsabilité intergénérationnel lié au démantèlement et à la gestion des déchets à long terme. Ce sont des obstacles à sa soutenabilité. Le GIEC a développé depuis quelques années une analyse de la soutenabilité des différentes options de lutte contre le changement climatique, en insistant bien sur la nécessité de trouver des synergies avec les autres objectifs de développement durable. Il a notamment mené dans son rapport 2018 sur les trajectoires à 1,5 degré Celsius une revue critique d’une vingtaine d’options de réduction des émissions. À l’issue de cette revue, c’est le nucléaire qui obtient le moins bon score. Le recours au nucléaire, plus cher et plus lent, consomme des ressources qui ne peuvent que manquer pour la mise en œuvre des solutions plus performantes et réellement nécessaires à long terme.D’un point de vue historique, ce soutien politique au nucléaire trouve sa genèse dans la prise de conscience de l’épuisement des ressources fossiles : le programme Atoms for Peace coïncide avec la publication de l’article de Hubbert sur le pic de 1956. Le nucléaire porte la promesse de la poursuite de la société d’abondance. Historiquement, il y a antinomie entre nucléaire et sobriété. Au final, le débat nucléaire ou renouvelable prend le problème dans le mauvais sens. La vraie question est : quel contrat social la société française veut-elle passer autour de l’accès à l’énergie ? Ensuite, on peut regarder quels opérateurs territoriaux et nationaux de production, de réseaux et de services énergétiques sont capables de porter ce projet, avec quels outils.

La guerre en Ukraine va-t-elle provoquer une pénurie d’énergie pour l’hiver ?

La situation d’ébriété énergétique permanente, que l’on connaît en France comme dans d’autres pays, se concrétise par une très forte dépendance à des approvisionnements en énergies fossiles bien sûr, et en uranium aussi, même s’il n’y a pas de risque de pénurie à court terme de ce côté-là. Mais oui, les fortes tensions sur les marchés du gaz, du pétrole, et la situation inédite de défaillance du parc nucléaire français, avec moins de 55% de facteur de charge prévu par EDF pour 2022, conduisent à la plus grande prudence sur le passage de l’hiver. Le système ne présente pratiquement pas de marge en cas de nouveaux aléas. Nous sommes au bout d’un système énergétique pensé au siècle dernier, il est temps de se projeter dans un nouveau modèle.

Un article à retrouver notre dossier consacré à l’énergie dans notre K64, disponible ici.



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