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L’Établi des mots, une librairie coopérative créée avec le soutien de citoyens

Par Lio Viry, le 28 septembre 2020



À Rennes, dans le quartier du Blosne, une librairie indépendante et coopérative vient d’être inaugurée. Un projet derrière lequel se cache une dimension culturelle, sociale et économique et qui n’aurait pu voir le jour sans le soutien des habitants et des structures associatives du quartier.

« Voici la fameuse librairie dont je te parlais. Il aurait quand même été dommage que tu t’en ailles sans l’avoir vue », lance joyeusement Brigitte à son amie. Les deux retraitées viennent de franchir la porte de l’Établi des mots, une librairie coopérative et indépendante qui vient d’ouvrir dans le quartier du Blosne, situé en périphérie de Rennes.

Aussi enjouées l’une que l’autre, les deux femmes explorent avec enthousiasme les étagères et les rayons déjà bien fournis. « J’ai récemment fait la découverte d’un manifeste féministe écrit par l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, une très belle trouvaille », confie d’un large sourire Brigitte. Cette figure bien connue du quartier se dit ravie de l’ouverture récente du commerce. « C’est un beau projet, mené en collaboration avec les habitants et les structures du quartier, je suis certaine que ça va créer une bonne dynamique », assure la séniore en même temps qu’elle récupère sa commande.

Quelques instants plus tard, une poussette à la main et un sac en bandoulière sur l’épaule, Julia découvre quant à elle pour la première fois la librairie. « Je suis passée devant le jour de l’inauguration, je me suis dit que je reviendrais quand il y aurait moins de monde ! En tout cas, c’est génial qu’une librairie ouvre enfin dans le quartier. C’est en train de mourir ici, il était temps ! », se réjouit la professeure de lettres, une revue sous le bras. De quoi donner le sourire à Gabriel Leroy, l’un des libraires de la coopérative. « On a fait un super lancement et pour le moment on a de très bons retours, nous sommes ravis », glisse le trentenaire. Une bonne nouvelle, tant le marché du livre est à la peine ces dernières années.

Gabriel Leroy, libraire à l’Établis des mots © Lio Viry

Une librairie pensée avec les habitants du quartier

 C’est en partie face à ce constat que les initiateurs du projet ont eu l’envie de sortir des clous habituels. Si librairie il y a, elle devra être indépendante et coopérative : « Cela veut dire que nous n’appartenons à aucun groupe et que la société appartient à celles et ceux qui ont acheté une ou plusieurs parts sociales de l’entreprise, celle-ci étant fixée à vingt euros », détaille Gabriel.

Une démarche qui a immédiatement séduit les habitants et les structures associatives du quartier. « On ne s’attendait pas à ce qu’autant de monde nous rejoigne. Nous sommes déjà 140 coopérateurs et coopératrices, c’est bien plus que ce ne que nous espérions ! », jubile le libraire.

Mais au-delà d’un unique soutien financier, les coopérateurs ont aussi pleinement participer à la création du commerce. Si certains ont par exemple travaillé à la rédaction des statuts juridiques de l’entreprise, d’autres se sont attelés à l’aspect communication. En outre, la ligne éditoriale de la librairie a été élaborée de concert avec les habitants. « Nous leur avons demandé quelles thématiques ils aimeraient voir être abordées au sein de la librairie, et nous avons reçu énormément de propositions », témoigne Gabriel. Ainsi, sur les 1300 références dont dispose la librairie, 600 livres ont été choisi par les coopérateurs eux-mêmes. « C’est une nouvelle manière de travailler, plus horizontale et égalitaire. Les compétences et les responsabilités sont partagées, c’est ce qui rend le projet d’autant plus riche », assure le professionnel.

Un nouvel acteur culturel au sein du Blosne  

 De par cette initiative, les porteurs du projet espèrent ainsi recréer du lien avec les habitants. Car au-delà de l’aspect commercial, c’est bien un projet social qui se cache derrière l’Établi des mots. Sur les 22 librairies que compte Rennes, c’est d’ailleurs la première à s’installer dans un quartier périphérique, dit populaire et défavorisé dans son accès à la culture. « Ça avait d’autant plus de sens pour nous », assure Gabriel, qui à terme, espère que la librairie devienne « un véritable acteur culturel local ».

Et pour mener à bien ce projet, autant dire que les idées ne manquent pas. Une multitude d’animations sont déjà prévues, au sein de la librairie mais aussi hors les murs. « On a envie de faire des choses plus osées et plus rigolotes que les traditionnelles séances dédicaces, et pas forcément des choses en rapport avec la lecture », explique le libraire, entre deux clients. « L’idée, poursuit-il, c’est vraiment d’amener le livre là où ne l’attend pas ». Comprendre, pendant les ateliers de réparation de vélos, les cours de cuisine ou encore les concerts que prévoit d’organiser la petite équipe du Blosne.

Démystifier l’accès à la culture

« Il y aura toujours des livres présentés lors des animations car cela reste un bon support, mais à travers ces ateliers il s’agit vraiment de désacraliser le lieu de la librairie », ajoute Benjamin Roux, l’initiateur du projet. « Ce n’est pas toujours facile de rentrer dans une librairie, il peut y avoir des appréhensions, mais si on provoque de nouvelle manière de s’y rendre, alors elle deviendra plus familière jusqu’à véritablement devenir la librairie des habitants », assure celui qui est aussi à la tête des Éditions du commun.

Si pour le moment la majorité des clients sont des personnes déjà habituées à la lecture, les porteurs du projet espèrent par la suite attirer un public plus large. Pour ce faire, les salariés ont d’ores et déjà prévu d’investir dans un vélo cargo afin de pouvoir se déplacer dans le quartier et aller à la rencontre d’un public jusqu’ici éloigné des livres. Pour autant, pas question de forcer la main à qui que ce soit.

Comme tient à le préciser Gabriel, « libre à chacun de choisir les loisirs qui l’intéresse. On dit tout le temps qu’il faut lire, mais il faut surtout arrêter avec ce genre de discours. Évidemment, si on réussit à instiller l’idée que la lecture permet d’apporter des connaissances, des savoir-faire techniques immatériels, mais aussi du plaisir ou tout simplement du bien-être, alors tant mieux, mais nous ne sommes en aucun cas là pour culpabiliser les gens. Ne pas lire, ce n’est pas grave ! ».

Les librairies coopératives, un modèle à promouvoir ?

Un discours bienveillant que l’on retrouve au sein même de l’équipe. « On s’écoute les uns les autres, il y a souvent de bonnes idées, parfois des mauvaises, mais c’est là tout l’intérêt du modèle coopératif, ça permet de faire émerger des idées et des envies, c’est toujours très pertinent » continue le trentenaire. Ce que confirme Julie Blanc, elle aussi salariée dans une librairie coopérative de Montpellier. « Ça crée de belles dynamiques et surtout on sait rendu compte que le fait d’être une SCIC – Société coopérative d’intérêt collectif – nous avait rendu plus fort et plus robuste pour affronter la crise sanitaire. Commercialement parlant, nous n’avons été que peu affecté par le confinement ».

Selon Sandrine Stervinou, enseignante chercheuse spécialisée en ESS (Économie Sociale et Solidaire) les sociétés coopératives sont effectivement plus à même de faire faire face aux crises. « Comparativement aux entreprises traditionnelles, précise-t-elle, les coopératives ont un taux de mortalité plus faible à cinq ans et réussissent mieux à pérenniser les emplois, même en temps de crise ». Cela s’explique notamment par la stabilité des capitaux, les bénéfices étant continuellement réinvestis dans l’entreprise. Mais pas que.

Les coopératives possèdent aussi une meilleure faculté d’ajustement. Ce qu’explique Nathalie Magne, maîtresse de conférence en ESS. « Quand il y a une crise économique, on se rend compte que les SCIC vont moins licencier car elles procèdent plus facilement à des ajustements au niveau des rémunérations et du temps de travail, qui pourront être, pendant un certain temps, amoindris ». Pour la chercheuse, ce mécanisme est plus compliqué à mettre en place dans une entreprise classique. De fait, celle-ci aura plutôt tendance à licencier. Problème « l’entreprise se sera alors séparée d’une partie des compétences et des savoirs faire, ce qui est tout simplement contre-productif » résume Sandrine Servenitou.

Selon cette dernière, la SCIC, par sa vision à plus long terme, est un modèle à promouvoir. « Il s’incarne parfaitement dans ce statut de l’entreprise vertueuse. Les SCIC ne sur-réagissent pas à un évènement mais vont prendre le temps de la décision, être plus prudentes, c’est vraiment ce sur quoi il faut tendre car c’est gagnant-gagnant pour tout le monde » assure l’enseignante.

Si on compte aujourd’hui 974 SCIC, ce qui reste peu en comparaison aux millions d’entreprises classiques qui composent le paysage français, leur nombre a toutefois augmenté de 50% en trois ans. Une alternative qui commence à séduire le monde du livre. « Il y a une sept ans, confie Benjamin Roux, le concept de librairie coopérative n’existait pas, aujourd’hui nous sommes une petite dizaine, cela pourrait se démocratiser, qui sait ! » Ne reste plus qu’aux libraires de franchir le pas et tourner la page vers un modèle qui, plus que jamais, semble porteur d’espoir.


L’établi des mots vous accueille du mercredi au vendredi de 12 h à 19 h 30 et le samedi de 9 h 30 à 19 h au 15 avenue de Pologne, dans le quartier du Blosne à Rennes.

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