Bien-être

Les poils : un tabou pour les femmes ?

Par Sabah Rahmani, le 27 septembre 2021



Dans une société où les femmes sont largement incitées à se débarrasser de leurs poils, des féministes revendiquent la liberté de ne pas s’épiler, assimilant cette pratique à une forme de diktat patriarcal. Sur les jambes, les aisselles, le pubis ou le visage, que nous révèlent ces poils féminins sur notre rapport culturel au corps ?

 

L’avis d’Estelle et Julie, collectif Liberté, pilosité, sororité

 

Les poils féminins sont sujets à beaucoup d’objections sexistes, dont les plus courantes sont : « c’est moche », « c’est pas féminin », « c’est sale ». Or la beauté comme la laideur sont des notions relatives et culturelles. La pilosité masculine est considérée comme virile, tandis que la pilosité féminine interpelle parce qu’elle est rarement montrée dans les médias ou dans la vie sociale. Le parallèle entre poils féminins et saleté est très courant, bien qu’infondé. Pourtant la pilosité n’a pas de genre, elle est hormonale. Les poils protègent face aux attaques extérieures, alors que le rasage et l’épilation, associés à la « propreté », sont eux des facteurs de transmission et d’expansion d’infections !

Notre collectif s’est créé en juillet 2018 à la suite du constat qu’aucune femme, ou quasiment, n’arbore de pilosité sur les jambes ou les aisselles dans la rue. Nous luttons en faveur de l’acceptation de la pilosité féminine. Nous militons pour que le corps des femmes soit perçu avant tout comme un « corps pour soi ». Nous créons aussi des temps de rencontre comme « Les poilues sont de sortie » permettant à des femmes d’échanger sur ce sujet d’une manière conviviale. Beaucoup de femmes soutiennent nos actions, des femmes de tous âges avec une proportion importante chez les plus jeunes.

Le reste du travail porte sur de la sensibilisation sur les réseaux sociaux notamment avec le #payetonpoil qui recense des témoignages de sexisme pilophobe. La pilophobie est la haine et le dégoût de la pilosité. Si certains hommes peuvent être stigmatisés à cause d’une pilosité jugée « excessive », la pilophobie concerne avant tout les femmes. Nous considérons qu’elle nuit gravement à leur bien-être. Elle génère une haine de son propre corps aboutissant à une faible estime de soi. Source d’anxiété, elle s’ajoute à la « charge mentale » des femmes, car celles-ci se voient obligées d’anticiper tout un tas d’activités : aller se baigner, sortir les shorts et les jupes, aller chez le médecin, coucher avec un nouveau ou une nouvelle partenaire… Sans compter la perte de temps et d’argent.

Notre discours ne se résume pas à dire : « Arrêtez de vous épiler ! » Chaque femme doit être libre de décider de ce qu’elle fait de son corps, et donc, de ses poils. Nous voulons avoir un rôle d’éclaireur et de médiateur entre les femmes et leur pilosité. Nous informons pour mieux décomplexer et déconstruire des diktats et préjugés sexistes intériorisés. Et parce que nous vivons dans une société à forte influence patriarcale, il est important de questionner l’affirmation : « c’est mon choix ».

 

Christian Bromberger, ethnologue

Le poil est un trait distinctif de l’animalité et de l’humanité ; la chevelure comme la pilosité sont à la fois la marque d’une inquiétante similarité et d’une différence radicale entre l’Homme et l’animal. Chez l’Homme, la pilosité symbolise les différences entre les sexes. Ces différences que la nature a posées, nos cultures – et les cultures en général – ont eu tendance à les creuser. Chez nous, les adolescents guettent ainsi avec fébrilité l’apparition de leurs premiers poils, la transformation de leur duvet en moustache, tandis que les jeunes filles les traquent sur leurs jambes et sur leur visage pour les faire disparaître. La pilosité est aussi un trait distinctif entre statuts sociaux, entre populations voisines ou lointaines, entre religions et courants religieux ; elle symbolise également les différences entre soumis et insoumis, entre l’ordre du monastère et l’errance de l’ermite, entre le civilisé et le sauvage.

Le rapport au poil est « genré » en France : dru masculin vs lisse féminin. À l’époque contemporaine, le lisse féminin s’est imposé (épilation des jambes, aisselles…) avec le dénudement progressif du corps (raccourcissement des jupes et des robes, emploi des bas en nylon, bains de mer, poussée de l’hygiénisme, etc.).

Dans la sculpture et la peinture, jusqu’au début du xixe siècle et aux toiles de Goya, les nus féminins sont représentés sans poils1. Le rasage des aisselles était encore exceptionnel (réservé aux actrices ou femmes de mauvaise vie) jusqu’à un proche passé. Voici ce qu’écrivait Émile Bayard en 1904 : « Vous souvient-il du répugnant spectacle offert par telles actrices dont les aisselles étaient rasées ? Oh ! l’absence scabreuse de la touffe de poils, riante comme un nid sous les bras ! Combien l’absence de ce point sur l’i était déplorable, obscène presque ! »

Le retour au naturel revendiqué par certains mouvements féministes n’est pas choquant. Il est à mettre en parallèle avec la revendication d’une chevelure naturelle chez les Afro-américains – à la manière d’Angela Davis.

Si le paradigme masculin/féminin = dru/lisse domine à travers le monde, il y a des exceptions significatives. Comme chez les Aïnous de Hokkaido au Japon, trichophiles et non trichophobes2. Les femmes avaient la lèvre supérieure incisée, recouverte de noir de seiche et arboraient ainsi une moustache factice. À l’inverse, les Caduveos au Brésil s’épilaient « complètement le visage et traitaient avec dégoût de “frères d’autruche” les Européens aux yeux embroussaillés », note Claude Lévi-Strauss.


  1. Outre une exception majeure chez Cranach au xvie siècle.
  2. Attirés (tricophiles) ou non (tricophobes) sexuellement par la pilosité.

© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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