Pédagogie

L’empathie, ça s’apprend aussi 

Par Texte : Myriam Attaf , le 14 mars 2021



À Trappes, depuis bientôt sept ans, l’école élémentaire Henri Wallon abrite une classe pas comme les autres. Récitation à trois voix, dictée à plusieurs au tableau : ici, on bouge, on parle avec son voisin pendant les exercices et surtout, on apprend à mieux vivre ses émotions et à comprendre celles des autres. Reportage. 

 

Photos : Ingrid Bailleul 

 

On s’imagine souvent qu’avoir de l’empathie, c’est savoir se mettre à la place de l’autre et comprendre ce qu’il ressent. Or l’empathie est une disposition certes innée, mais qui exige d’être entretenue, comme un muscle. À Trappes (Yvelines), au sein de l’école élémentaire Henri Wallon, quatorze élèves de CE1 expérimentent l’éducation à l’empathie par le corps. Encadrés par leur maîtresse, Valérie Licha, qui enseigne ici depuis bientôt vingt-sept ans et applique cette pédagogie depuis sept ans, Imrane, Maeva, Ladji, Amina et leurs camarades apprennent à lire, écrire, compter, mais aussi à apprivoiser leurs émotions. 

Dans la salle de classe, les enfants bougent et échangent en faisant leurs exercices, sous l’œil bienveillant mais vigilant de leur institutrice. Fini les séances de travail où l’on reste assis à écouter la maîtresse parler : ici, les écoliers ont le droit de jeter un coup d’œil au cahier du voisin, de l’aider à faire ses exercices, et même d’aller au tableau ensemble pour corriger la dictée du jour. 

Les élèves corrigent eux-mêmes la dictée et vont au tableau par trois pour s’entraider.

Justement, ce matin, trois enfants s’y rendent pour une dictée en équipe. Hamza est chargé de lire une phrase à voix haute et Amina de l’écrire au tableau tandis qu’un troisième élève campe le rôle du Joker chargé de… souffler la bonne réponse à ses camarades ! Et autant dire que chacun prend son rôle très au sérieux, notamment Hamza, 7 ans, qui ne lésine pas sur les moyens pour donner un coup de pouce à ses copains quand vient son tour d’écrire. « Quand je suis au tableau, j’écris gros. Comme ça, j’aide les autres et ils s’améliorent. » 

 

Le Joker, champion de la classe ! 

Le Joker fait partie intégrante de la pédagogie appliquée par l’enseignante. Il est présent à chaque exercice et chaque enfant peut tenir ce rôle. Seule condition : connaître sa poésie, son texte ou ses règles de conjugaison par cœur. Car le Joker, qui est là pour aider, doit avoir toutes les bonnes réponses sous le coude. « Ils aspirent tous à être le meilleur Joker », se réjouit Valérie Licha. 

Résultat : chaque élève apprend ses leçons par cœur avec l’espoir d’être choisi par ses camarades pour tenir le rôle le plus convoité de la classe. Au départ, les enfants ont tendance à faire passer les affinités avant les connaissances, mais ceci s’inverse rapidement : « au début, ils choisissent leurs copains, puis ils finissent par comprendre qu’il faut choisir quelqu’un qui sait. Par exemple, un groupe de garçons va choisir une fille parce qu’elle connaît les réponses d’un exercice. Il n’y a plus de différences », observe l’enseignante. 

Après la pause du midi, des élèves veulent lire une histoire à leurs camarades.

Cette méthode pédagogique, qui semble si bien fonctionner, a été élaborée il y a plusieurs années par Omar Zanna, docteur en psychologie et sociologie, professeur en sciences de l’éducation à l’université du Mans. Le chercheur a développé une pédagogie qui repose sur trois principes : travailler ensemble dans un même lieu pour pouvoir « entrer en empathie émotionnelle », observer les autres et pratiquer à son tour, et « verbaliser ce que l’on voit et ce que l’on perçoit » pour atteindre l’empathie mature, combinaison parfaite de l’empathie émotionnelle et cognitive. 

C’est en suivant ces préconisations que Valérie Licha stimule l’empathie de ses élèves. Notamment en leur proposant des séances de lecture un peu particulières comme celle qui se déroule en cette fin de matinée avant la récréation : pendant la lecture, la maîtresse n’intervient pas et chaque élève prend la parole de son propre chef avant de la céder, presque instinctivement, à un autre enfant. Seule consigne imposée : faire en sorte que tout le monde lise au moins une fois. « Cette façon de faire permet aux élèves de développer leur empathie. Je les amène à se regarder, à s’écouter », explique l’enseignante qui, depuis le fond de la classe, observe la joyeuse troupe se relayer en toute autonomie. « Awa, attention quand tu commences à lire. Tu as lu combien de fois? », demande-t-elle à la fillette de 7 ans avant d’exiger que ceux qui n’ont pas pris la parole lèvent la main Elle est même secondée par un élève« Serigne, t’as pas lu! », lance-t-il alors que Valérie Licha invite ses élèves à reprendre l’exercice. 

La maîtresse va souvent s’asseoir parmi les élèves.

Un remède contre l’exclusion 

Non seulement ces techniques d’apprentissage favorisent l’écoute et l’observation mutuelles, mais elles encouragent l’entraide et la solidarité. Tant et si bien qu’il est impossible au sein du groupe d’identifier un élève en difficulté ou de détecter une quelconque trace d’animosité. On chahute, on se taquine, mais personne n’est mis de côté, pas même les élèves qui ont plus de difficultés que les autres. 

« J’ai un élève qui est censé être en ULIS (unité localisée pour l’inclusion scolaire). Il a fait une année de CP blanche. Quand il est arrivé dans ma classe, il a vraiment été pris en charge par les autres. Petit à petit, il s’est investi, a pris sa place. Et comme il faisait partie d’un groupe, il était tout aussi responsable de l’échec que de la réussite de celui-ci », confie Valérie Licha. Si ce sentiment d’appartenance encourage la progression, il élimine surtout le risque d’exclusion. « Ces enfants-là, on ne les voit pas, ils ne sont pas du tout stigmatisés. Ils ont le même rôle que les autres et ils travaillent de la même manière, » affirme-t-elle avec fierté. 

Cette pédagogie innovante met aussi à mal les stéréotypes de genre, bien ancrés dans la société et au sein de la classe. « Je voyais souvent que les filles étaient mises de côté. Là, ce n’est plus le cas parce qu’elles sont justement valorisées ; il faut savoir qu’une fille apprend toujours mieux qu’un garçon malheureusement. En tout cas, à cet âge, ça se voit beaucoup. Donc finalement, les garçons veulent des filles dans leur groupe. » 

Après la pause du midi, des élèves veulent lire une histoire à leurs camarades.

 

Mobiliser le corps, dire son ressenti 

Si les enfants arrivent si bien à s’intégrer, c’est aussi parce qu’ils partagent, à travers ces activités collectives, ce que Valérie Licha appelle un « vécu émotionnel commun ». Notamment grâce à des jeux qui mobilisent le corps et les capacités d’observation. 

« Mobiliser le corps ? Une condition indispensable à la mise en œuvre de l’éducation à l’empathie », rappelle Bertrand Jarry, formateur académique en zone d’éducation prioritaire, conseiller principal d’éducation (CPE) au collège de secteur Youri Gagarine et coordinateur de la formation-action déployée au sein de la classe de CE1. « Pour pouvoir avoir accès à l’empathie émotionnelle, encore faut-il pouvoir mobiliser le corps. Si l’on ne mobilise pas le corps, on n’est pas dans l’empathie émotionnelle, on n’est que sur le canal de l’empathie cognitive », explique-t-il. L’empathie cognitive est la capacité à reconnaître les émotions de l’autre, et l’empathie émotionnelle la capacité à se mettre à la place de l’autre, sans s’y confondre. 

Pour calmer les enfants avant de sortir, tout le monde met la tête dans ses bras et attend qu’un camarade vienne lui toucher l’épaule.

Dans la classe de Valérie Licha, cette distinction est très claire : chacun parvient à « voir l’autre comme une possible version de soi » sans tomber dans la contagion émotionnelle, absence totale de distinction entre l’état émotionnel d’autrui et le sien. Pour donner l’occasion à ses élèves de communiquer tout en mettant le doigt sur ce qu’ils ressentent, l’institutrice a une autre botte secrète : le message clair. Il s’agit pour les enfants d’évoquer ouvertement, sans retenue, leur état émotionnel après un conflit. Pleurer et dire « tes mots m’ont blessé » est loin d’être interdit. 

Malgré les effets positifs de l’éducation à l’empathie par le corps, la méthode peine à se pérenniser. En cause, selon Bertrand Jarry, un turn-over trop fréquent dans les établissements scolaires, mais aussi un manque de volonté politique. Pourtant le sujet suscite un certain engouement. Preuve en est : Bertrand Jarry et Omar Zanna ont accompagné ces trois dernières années cent cinquante enseignants et pas moins de seize établissements scolaires sur le chemin d’une pédagogie qui, peut-être, permettra aux futures générations de mieux vivre ensemble. 

Même s’ils ont le droit de se déplacer librement dans la classe, les élèves savent se concentrer quand il le faut.

 

Pour s’inspirer de la méthode de l’éducation à l’empathie par le corps développée par Omar Zanna, Bertrand Jarry et Valérie Licha vous donnent deux pistes: 

  • Construire une échelle des émotions avec son enfant:fabriquer pour soi et pour son enfant une étiquette avec son prénom. Puis choisir avec lui divers mots définissant plusieurs émotions qu’il aura ressenties et qu’il pourra identifier. Ensuite, vous n’aurez plus qu’à classer ces émotions de la plus « positive » à la plus « négative ». L’objectif? Encourager votre enfant à verbaliser son état émotionnel. 
  • Le jeu desMousquetaires: ce jeu inventé par Omar Zanna mobilise quatre joueurs. Trois participants et un Joker. Les trois participants devront essayer de tenir des positions difficiles comme se tenir sur une jambe, et le quatrième joueur, le Joker, devra repérer aux langages du corps des participants celui qui a besoin d’être remplacé. Le but: apprendre à observer l’autre et à reconnaître ses émotions. 

Pour aller plus loin 

  • OmarZanna,L’Éducation émotionnelle pour prévenir la violence. Pour une pédagogie de l’empathie, Dunod, 2019 

 


© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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