Biodynamie

« Le biodynamiste n’est pas un naturaliste : il véhicule un autre rapport au monde »

Par Léopold Picot, le 16 août 2021

Image d'illustration. ©Kaizen

L’agriculture biodynamique est régulièrement pointée du doigt par ses détracteurs comme une pseudo-agriculture dont les effets réels ne sont pas démontrés, tandis que ses défenseurs y voient une autre matière de cultiver la terre et d’être par rapport au monde. Martin Quantin est biodynamiste et s’occupe de Biodynamie recherche, qui promeut les articles scientifiques sur le sujet. Différence avec l’agriculture bio, inspirations, rapport aux critiques et à la science… Il a accepté de répondre sans tabou aux questions de Kaizen sur la biodynamie.

 

Qu’est ce que la biodynamie ? 

La biodynamie est une approche de l’agriculture qui s’appuie sur trois piliers. Le premier est de considérer la structure agricole, la ferme, le jardin comme un organisme vivant : c’est l’idée que la ferme doit avoir un fonctionnement équilibré entre le sol, les végétaux, les animaux et les hommes qui cultivent, qui orientent le tout vers un projet particulier. La permaculture a poussé à fond cette idée d’interaction entre les différentes composantes d’un système.

Le deuxième pilier, c’est utiliser les vertus médicinales des substances du monde naturel, pour favoriser les processus métaboliques au sein de cet organisme agricole : des plantes médicinales, des minéraux, la bouse de vache, la silice de corne, des préparations pour le compost à base de pissenlit, de camomille…

Le troisième pilier se base sur les rythmes lunaires et planétaires. C’est l’idée que quelle que soit l’échelle que l’on prend, on a à faire à du vivant, que la terre est un organisme vivant, pas seulement au sens biologique. Le biodynamiste considère les animaux comme des êtres qui ont une âme, un esprit, un projet. Même s’il ne se manifeste pas de la même manière entre l’animal et l’homme, on considère que l’animal est un être avec lequel on peut communiquer, avec lequel on peut collaborer. C’est pareil pour le végétal et le minéral, même si c’est plus difficile à appréhender. Cette idée là, que les règnes de la nature ne sont pas dotés que de qualités physiques mais aussi de qualité supra-sensibles, c’est quelque chose de fondamental dans le paradigme de la biodynamie.

 

Cela rappelle la vision animiste des peuples autochtones… Quels sont les liens entre agriculture biodynamique occidentale et leurs pratiques agricoles ? 

La biodynamie est la concrétisation agricole d’un courant de pensée que l’on retrouve dans de très nombreuses cultures, où l’on considère le monde minéral, végétal, animal et le cosmos comme vivant et pénétré d’influences qui agissent sur le développement des plantes, sur le développement animal, sur sa fécondité… En Amérique du Sud, comme en Afrique, en Inde ou en Australie, on retrouve des similitudes avec la biodynamie.

Par exemple en Inde, ils mettent la vache au centre de la vie, ils utilisent la bouse de vache à tout va comme substance médicinale, ils travaillent en lien avec le cosmos et les planètes. Le lien aux animaux, aux cultures, au ciel qu’avaient de nombreux peuples autochtones se retrouve en biodynamie. L’anthropologue français Philippe Descola a théorisé dans son ouvrage Par delà nature et culture les quatre grands systèmes ontologiques qui permettent de se relier au monde. Dans notre système occidental, le naturalisme ; le système de l’animisme qui considère que tout vivant est doté d’une âme ; le système de l’analogisme : et le totémisme. Les chercheurs en sciences sociales montrent que la biodynamie n’est pas dans un paradigme naturaliste mais plutôt dans un paradigme à la frontière entre l’analogisme et l’animisme. Or, les cultures avec ces paradigmes ont su développer des systèmes agricoles qui sont d’une efficacité, d’une résilience, d’une durabilité plus importantes que les nôtres, qui peuvent apporter des réponses plus concrètes aux défis écologiques actuels.

 

Comment un agriculteur peut-il mener les trois piliers de la biodynamie de front ? 

Avec ces trois piliers, on se dématérialise de plus en plus : or le mécanisme agricole c’est quelque chose de très terre-à-terre, c’est pour cela que c’est le premier pilier. On ne va pas commencer à suivre les cycles planétaires, si on n’a pas un organisme agricole, du point de vue agronomique, cohérent.

On commence donc par la bio, la permaculture, c’est la base. Une fois que le biodynamiste est dans cette dynamique là, que l’on a commencé à rééquilibrer nos systèmes, alors on peut commencer à travailler avec les préparations biodynamiques, en amplifiant certains phénomènes. Et, éventuellement, s’il a le loisir, si le temps le permet, si les conditions agronomiques sont réunies, il peut encore affiner avec le calendrier des semis, commencer à travailler avec des forces moins tangibles.

 

En quoi consistent les préparations biodynamiques ? 

Bouse de corne et silice de corne sont les deux préparations phares de la biodynamie, qui travaillent avec deux grandes polarités : le pôle quantitatif de la bouse, force de vie, de croissance, et la silice, force de structuration, de dévitalisation, qui amène le pôle qualitatif. On cherche à soutenir, à entretenir, à rééquilibrer l’organisme agricole avec des préparations qui sont élaborées de manière précise et poussée. Le biodynamiste associe toujours, et cela peut paraître un peu alchimique comme on nous le reproche souvent, un processus du monde minéral avec un processus du monde végétal et avec un processus du monde animal, tout cela avec un rythme, celui de la vie de la terre.  On fait des préparations que l’on dynamise une heure parce que Rudolf Steiner, philosophe autrichien, a dit une heure, mais on ne sait pas trop pourquoi ! [Rires] On ne sait pas ce qu’il se passe. Le fait est que quand on fait cette préparation, quand on la fait correctement, on a des résultats reconnus de tous, sur la structuration du sol et sur les plantes : elles résistent mieux aux maladies, le sol est plus riche.

 

Quels sont les points communs et les différences avec l’agriculture biologique ? 

Dans l’agriculture biologique, on retrouve cette idée d’organisme agricole. En biodynamie on travaille à la fois dans le domaine des substances et dans le domaine des forces. En biologique, on retrouve ce travail avec les substances uniquement. Mais je parle de l’agriculture biologique dans son acceptation noble et non pas dans une acceptation figée au cahier des charges : on peut faire de la bio aujourd’hui en étant très proche de l’agriculture conventionnelle, en utilisant simplement des produits naturels et pas de synthèse, mais sans être dans une logique d’organisme agricole, d’équilibre et de résilience. On peut avoir une bio qui produit des aliments dégueulasses, boostés à l’extrême, sans aucune considération pour la nature du produit. Finalement, l’agriculture biologique s’est affranchie des caractéristiques plus subtiles, plus suprasensibles, plus spirituelles de la biodynamie, en se centrant uniquement sur le premier pilier.

 

La biodynamie s’est-elle enrichie de nouvelles pratiques depuis le cours de Rudolf Steiner aux agriculteurs en 1924, considéré comme la naissance de la biodynamie  ?

Il y a eu beaucoup de recherches pratiques, paysannes, après Steiner, pour d’une part développer les préparations biodynamiques, mais aussi en rechercher de nouvelles. Les préparations données par Steiner sont une base, après on peut innover, c’est ce qu’il se fait sur le terrain, ils essayent d’autres plantes, de nouvelles techniques. Le calendrier lunaire et celui des semis est un système qui a été développé par Maria Thun, pionnière biodynamiste et son mari en 1952. Dans les pays d’Amérique du Sud, en Inde, où certains peuples n’ont pas les plantes proposées par Steiner, ils vont chercher d’autres plantes, qui pourraient avoir les effets qu’ils recherchent dans leurs écosystèmes spécifiques. Le cours aux agriculteurs a été donné dans l’Europe de l’Ouest, dans un climat continental, dans un contexte donné : est-ce qu’en Inde, au Costa Rica, en Afrique, en Égypte, est-ce qu’il faut faire de la biodynamie pareil ? Non, il faut l’adapter à chaque lieu, à chaque endroit.

 

Quelle relation la biodynamie entretient-elle avec la science ? 

On ne pratique pas que des méthodes qui sont les mêmes que la science matérialiste, on ne cherche pas que ce qui peut être pesé, compté, quantifié, on utilise d’autres données plus qualitatives. Le biodynamiste va chercher à appréhender des phénomènes naturels à partir d’indicateurs qualitatifs, plus subjectifs ; mais subjectifs ne veut pas dire dénué de fondement ! On peut faire un parallèle avec l’amour : quand on trouve quelqu’un de beau, que l’on est attiré par quelque chose, on peut dire que cela n’a pas d’existence matérielle, mais pourtant c’est quelque chose qui existe ce sentiment, cette relation ! Notre société considère de plus en plus la vie dans sa fondation matérielle, moléculaire, mais peu dans sa dimension psychique, spirituelle. Or, si l’on regarde ce qui est important à notre échelle, ce sont ces dimensions-là qui nous préoccupent le plus.

 

Peut-on être biodynamiste sans être anthroposophe ? 

Aujourd’hui, la biodynamie, c’est des pratiques, c’est un chemin. Être anthroposophe, ça ne veut pas dire grand-chose. Si être anthroposophe, ça veut dire considérer que le vivant dépasse le monde matériel, alors oui, quand on fait de la biodynamie, on est anthroposophe : on a une vision du monde. Si être anthroposophe c’est avoir sa carte de membre à la Société anthroposophique, lire trois livres de Steiner par semaine et répéter bêtement tout ce qu’il dit, alors soyons biodynamistes sans être anthroposophes ! Il y a des pratiques très concrètes, il y a un cahier des charges, mais on peut aussi faire de la biodynamie sans se préoccuper de tout cela et on aura des résultats : dans ce cas-là on ne sera qu’à moitié biodynamiste parce qu’on ne sera pas dans une démarche de recherche et d’expérimentation. Mais à partir du moment où l’on s’intéresse à tout cela, c’est que l’on a une certaine sensibilité au vivant, à la nature. Et est-ce que cela c’est être anthroposophe ? Oui : c’est être dans une démarche de recherche, de mieux comprendre et être avec le monde.

 

Est-ce que finalement la force de la biodynamie n’est pas de pousser l’agriculteur à s’intégrer lui-même dans ce qu’il produit ? 

Le constat, c’est qu’énormément de gens qui se mettent à la biodynamie deviennent autonomes, plus confiants, ils découvrent de belles choses par rapport à leurs animaux, à leurs végétaux, à leurs alimentations. Le biodynamiste porte vraiment l’idée de soin de la terre, de soin des autres, du respect des plantes et des animaux. Il y a énormément de critiques envers la biodynamie mais elles sont hors-sol, beaucoup n’ont jamais mis les pieds dans une ferme. Ils critiquent un concept qu’ils ne peuvent pas faire entrer dans leur paradigme.

C’est à l’inverse de ce qu’arrivent à faire les anthropologues, les sociologues, qui sont capables de sortir de leurs grilles de lecture. Du point de vue de la science matérialiste, la biodynamie n’a aucun sens. On peut la dézinguer très facilement. Oui Steiner a beaucoup parlé, oui pleins d’occultistes et d’ésotéristes décrivent en détails des mondes plus subtils, mais en tant que biodynamiste, on peut prendre ces données pour constater si cela marche ou on peut les mettre à l’épreuve de sa propre expérience.

 

Comment réagissez-vous face à cette méfiance envers la biodynamie ? 

Déjà j’essaye de la comprendre, et je la comprends, forcément ! Dans notre culture, le paradigme naturaliste est partout, mais il faiblit. Les preuves sont là : cette vision du monde ne produit pas des systèmes durables. Elle apporte pleins d’évolutions, mais il manque quelque chose. De plus en plus de personnes en sont conscientes, et il faut s’ouvrir à d’autres façons de concevoir le vivant, à d’autres façons de faire de la science : or, dès que l’on touche à la science, on est dans des conflits.

Moi ma façon de réagir face à ces critiques c’est de faire connaître les travaux sérieux sur le sujet, de montrer le nombre croissant de publications scientifiques qui savent recontextualiser la biodynamie1,2, qui savent l’expliquer avec des concepts actuels anthropologiques et sociologiques, et c’est bien que des chercheurs extérieurs s’en occupent : s’il n’y a que des anthroposophes ou des biodynamistes qui étudient leur propre philosophie, c’est problématique.


1. Jean Foyer, « Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 12-2 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 04 août 2021. URL : http://journals.openedition.org/rac/923

2. Vincent Galarneau : « Les jardiniers de la conscience : Socialiser l’environnement, habiter la ferme et incorporer le vivant en agriculture biodynamique », 2011, département d’anthropologie de la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Laval, Québec.


Pour aller plus loin :

Le Mouvement de l’Agriculture biodynamique est la fédération nationale et francophone des associations en agriculture biodynamique. Elle représente une vingtaine d’associations en France, qui regroupe à la fois agriculteurs professionnels, jardiniers et consommateurs. Les actions sont principalement de la formation pour le biodynamiste professionnel comme le jardinier. La fédération édite également la revue Biodynamis, ainsi que des livres et de la documentation technique et générale sur la biodynamie et sur toute l’approche sensible du vivant.


© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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Sylvain L. le 17/08/2021 à 12:39

Superbe article !