Énergie et Nature

Jean-Louis Etienne : « La Terre a une fièvre chronique et risque des complications »

Par Pascal Gréboval et Sabah Rahmani (propos recueillis), le 21 avril 2022

Jean-Louis Etienne © Collection J.-L Etienne

Médecin, explorateur, Jean-Louis Étienne est le premier homme connu à avoir atteint le pôle Nord en solitaire. Amoureux des pôles et des océans, ce défenseur de l’environnement alerte avec pédagogie sur le réchauffement climatique et invite les citoyens à faire leur part avec optimisme et autonomie.

Vos expéditions vous ont mené vers de nombreux espaces, notamment polaires et marins, aux milieux extrêmes… D’où vous vient ce lien intense à la nature ?

Ce lien me vient de mon lieu de naissance et de mon enfance. Je suis né à la campagne dans un village de huit cents habitants. Derrière la maison, il y avait des champs et j’aimais vivre dehors, au contact des oiseaux, que j’apprivoisais parfois, et des bois. J’ai coutume de dire que j’ai fait ma première grande expédition à 8 ans en campant… au fond du jardin ! Il neigeait et je m’imaginais faire une expédition himalayenne. Puis, à 14 ans, j’ai écrit une liste de matériel pour camper dans les Pyrénées l’hiver. Cette envie d’expéditions est très ancienne et associée au souhait de vivre dehors avec la nature.

Et votre envie de devenir médecin ?

Je suis allé au collège technique, car je n’avais pas les notes suffisantes pour entrer en sixième. Je voulais devenir menuisier, mais il n’y avait plus de place en menuiserie, alors j’ai appris le métier de tourneur fraiseur. J’ai toujours été bricoleur, car on n’avait rien à la maison… à part de l’amour ! J’avais été autonome spontanément; je réparais par exemple mon vélo, puis ma mobylette, et plus tard ma première voiture d’occasion. Après mon CAP, je suis revenu dans le circuit scolaire en seconde et j’ai redécouvert les mathématiques. Une fois le bac passé, j’ai étudié la médecine par goût pour les sciences naturelles et l’implication sociale qu’offrait ce métier.

En 1986, vous avez été le premier homme connu à atteindre le pôle Nord en solitaire. Quels souvenirs en gardez-vous ?

La tentation de l’abandon. J’étais seul, au sens où il n’y avait ni GPS ni téléphone, rien. Aucun moyen de communication. Je faisais 1 kilomètre à l’heure et j’étais épuisé en fin de journée. Je me suis dit que je n’y arriverai jamais. Je suis alors entré dans une solitude intense et j’étais totalement en apesanteur vis-à-vis du monde, je cherchais une bonne raison d’abandonner. Je rêvais de me casser une jambe et de revenir en héros sur une civière.

Mais je pense aussi que j’ai réussi justement parce que j’étais seul. Je suis sûr que si l’on avait été deux, on aurait réussi à se convaincre qu’on était sur une voie dangereuse. Mais il y a des puissances qu’on ignore en soi et la solitude, c’est intense. L’intensité dans la décision, l’intensité dans le choix d’une route. Arrivé au pôle Nord, après soixante-trois jours de marche, ce fut une libération, une nourriture extraordinaire. Ce sentiment que toutes les cellules de mon corps étaient heureuses. Une joie intérieure profonde, une légèreté. J’étais seul, il n’y avait rien. Il n’y avait rien et j’ai parlé à la glace, je l’ai remerciée de m’avoir laissé passer. J’ai remercié le traîneau, qui m’a tout le temps regardé le dos, courbé, quand je tirais. C’était extraordinaire. Et le réchaud ? C’était l’affiche du Saint-Sacrement ! Je l’ai embrassé. J’ai vécu un moment d’extase extraordinaire.

Est-ce à ce moment-là aussi que vous avez pris conscience de la fragilité de l’environnement et de la crise climatique ?

Non, c’est un peu plus tard : en 1989, lors d’une expédition internationale à travers l’Antarctique. Nous voulions protéger ce continent et j’avais proposé comme baseline : « L’Antarctique n’est pas un continent pour les hommes, c’est un continent pour la Terre. » Ce fut un premier engagement. L’expédition a duré sept mois, nous avons parcouru 6 300 kilomètres avec des chiens qui tiraient les traîneaux.

Quand je suis rentré en France, en 1990, lors d’une conférence au sujet de l’expédition, j’ai rencontré le glaciologue français Claude Lorius. Il a découvert que dans les petites bulles d’air emprisonnées dans les carottes de glace, on retrouve la composition de l’air ancien et les températures. Avec son équipe, ils ont fait des carottes en Antarctique jusqu’à 3 000 mètres de profondeur, ce qui représente un million d’années d’histoire du climat de la Terre. Claude Lorius nous a montré sur une courbe du temps qui remontait à un million d’années et allait jusqu’à nos jours que la Terre a connu des alternances de périodes glaciaires très froides et trois plus chaudes. Mais depuis cent cinquante ans, on voit que la température moyenne monte brutalement : il ne s’agit pas d’un réchauffement naturel très lent, s’étalant sur des milliers d’années, mais d’une montée rapide associée à la teneur en gaz carbonique. Il nous a dit : « Ça, c’est la signature humaine. […] Le processus du réchauffement climatique est enclenché. » À partir de là, j’ai été beaucoup plus sensibilisé à la crise climatique.

Quels rôles jouent les pôles dans l’écosystème de la planète ?

Les pôles alimentent la machine climatique. Ils s’inscrivent dans une dynamique d’échanges permanents avec les chaleurs tropicales. La Terre a des courants atmosphériques. L’air chaud monte, emporté un peu vers le nord. Ça se refroidit, puis ça redescend. L’air chaud des tropiques est ainsi échangé progressivement avec l’air froid des pôles. L’autre grand vecteur, ce sont les courants océaniques, comme le Gulf Stream, qui prend l’eau chaude, l’excès de chaleur, dans les Caraïbes et la remonte le long de la côte des États-Unis, en passant au sud du Groenland puis en remontant plus au nord vers le Spitzberg. L’eau chaude de surface des Caraïbes est donc envoyée progressivement pour être refroidie vers le nord. Mais aujourd’hui, la circulation atmosphérique et la circulation océanique sont considérablement perturbées. 93 % de l’excès de chaleur, ou réchauffement climatique, sont absorbés par les océans. Car l’air ne fait que véhiculer, il ne stocke pas ; c’est l’eau de la surface des océans qui stocke. Et lorsqu’on perturbe considérablement le cycle de l’eau, on perturbe aussi le cycle de l’air et on observe des phénomènes comme des températures de 20 degrés Celsius au nord de la Sibérie ! Cet air chaud qui vient d’ailleurs n’a rien à faire là. Le réchauffement perturbe considérablement la dynamique climatique.

Selon vous, en tant que médecin, l’augmentation de la température de la Terre peut-elle être comparée à celle d’un corps humain?

Oui, j’aime ce parallèle. La planète a pris 1 degré. Si sa température normale était de 37 degrés Celsius comme nous, elle aurait 38 degrés Celsius aujourd’hui.

« La Terre a une fièvre chronique et risque des complications »

En médecine, on appelle ça une fébricule, une petite fièvre. Et si l’on ne s’en occupe pas, la fièvre devient chronique. La Terre a une fièvre chronique et risque des complications. Il y a déjà des symptômes (cyclones, sécheresses, montée des eaux, etc.) C’est le début des complications. Il faut donc la soigner en urgence avec un traitement d’une grande efficacité pour limiter l’élévation vers une température supérieure. Imaginez si la Terre atteint les 39 degrés Celsius…

Le dernier rapport du GIEC prévoit même une augmentation de 2,7 degrés Celsius…

Oui, cela veut dire qu’à 39 degrés Celsius, 40 degrés Celsius, on n’est pas loin d’un vrai problème physique.

Si l’on file encore la métaphore, quels seraient les remèdes pour la Terre ? Lors de la COP26, vous avez dit qu’il fallait que les choses s’accélèrent. Or, on assiste plutôt à une régression…

Oui, il y a un refus de mettre en place des mesures fortes. Le traitement devrait commencer par le charbon. C’est l’ennemi numéro un, il émet deux fois plus de gaz carbonique que le gaz naturel pour la même quantité d’énergie émise. Ensuite, on l’a vu à la COP26 avec les premières mesures imposées, on devrait limiter les émissions de méthane, lequel est vingt à trente fois plus puissant que le gaz carbonique dans ses effets de serre. Le méthane se retrouve en grande quantité dans les fuites de gaz sur les exportations pétrolières et les fermentations des décharges à ciel ouvert, par exemple. Or, on peut tout à fait investir dans la limitation de ces fuites de gaz de pétrole, et il existe aussi des mesures techniques abordables qui peuvent être prises pour les décharges : ce sont des chantiers simples. Mais le gros problème aujourd’hui, c’est la production d’énergie d’origine fossile : c’est 80 % de l’énergie consommée à l’échelle de la planète. On est donc loin de s’en passer. Mais comment voulez-vous l’arrêter en Chine ? En Inde ? Et regardez l’Allemagne, qui ne montre pas du tout l’exemple ! Il s’agit de décisions importantes à prendre, à une échelle politique.

Pourtant il existe des échelles beaucoup plus petites sur lesquelles on peut être efficace. Chacun peut être efficace sur sa zone d’influence, dans sa vie personnelle et professionnelle. Par exemple, si l’on est dans une entreprise et que l’on décide d’isoler le bâtiment, de recycler le plus possible les déchets, d’aller vers des économies d’énergie, on est efficace sur sa zone d’influence. Chacun a un pouvoir d’action. On peut faire la liste classique de tout ce qu’il faudrait faire, mais il y a une chose sur laquelle j’insiste et qui est à la portée du citoyen : si chacun mettait sur le toit de sa maison des panneaux solaires, ce serait un gisement énorme. J’ai quatre-vingts panneaux solaires sur le toit de ma maison et six éoliennes de 2 mégawatts qui sont à 800 mètres de chez moi. Tous les ans, je bénéficie de l’obligation d’achat (OA) d’EDF,  qui  m’a reversé un chèque de 3 500 euros cette année.

Pendant les confinements, les Français ont économisé plus de 15 milliards d’euros je crois. Puisque épargner ne rapporte pas grand-chose, je les invite à devenir des acteurs de la solution climatique, et à investir dans des panneaux solaires, car il y a de quoi produire beaucoup d’électricité uniquement avec le soleil sur l’ensemble de l’habitat en France.

Peut-être, mais les individus ne peuvent pas être les seuls piliers de la transition… On a un défi collectif à relever. Comment articule-t-on le je et le nous ?

L’être humain a tendance à chercher l’autre, à vivre ensemble, à faire en groupe. C’est le je, je crois, qui est le plus difficile. Passer du temps avec soi, c’est un apprentissage. Depuis l’apparition du Covid, certaines personnes se sont réveillées, ont pris conscience que leur style de vie ne leur convenait plus. Et ils sont nombreux à quitter la ville, à tenter de réinventer l’histoire. Ils se trouvent au pied d’une entreprise qu’il va falloir mettre en œuvre. On se rend compte qu’on est effectivement capable de traverser ces moments de découragement de l’existence.

« Le changement qui nous est imposé aujourd’hui pourrait devenir nos futures Trente Glorieuses »

Cela a toujours existé. Je suis né à la fin de la guerre, en 1946, dans un village où j’ai grandi avec des rêves d’enfant. Il y avait ceux qui avaient collaboré en douce, et les autres, qui étaient partis au front. Face au besoin de reconstruire le pays, presque tout le monde est allé dans le même sens, ce qui a donné les Trente Glorieuses – avec les aspects positifs et négatifs – à l’échelle de la nation. Le changement qui nous est imposé aujourd’hui, par le respect de la biodiversité, le respect du climat, pourrait devenir nos futures Trente Glorieuses. Arrêtons de l’envisager dans la peine parce qu’ainsi, on n’y arrivera pas. Créons un minimum de résilience pour être capables de se prendre en main, de regarder la mer avec un doute et se demander : « Est-ce que j’ai fait le bon choix ? » On doit assister au réveil de l’individu. Autrefois, celui-ci était encadré par la religion qui était puissante, qui donnait un chemin, dans lequel on croyait plus ou moins. Mais cela a disparu, et les repères qui allaient avec aussi.

Au profit du néolibéralisme et des lobbys ?

Prenons l’exemple d’une entreprise que les Français pointent du doigt : Total. Elle symbolise la pollution à elle seule. Mais je pose la question : est-on capable, chacun de nous, d’arrêter de mettre de l’essence dans le moteur ? En posant cette question, je ne me fais pas l’avocat de Total, mais l’avocat d’une transition réaliste. Rappelez-vous ce que disait Jean Jaurès lors de son discours à la jeunesse en 1903 : « Aller à l’idéal tout en comprenant le réel. » Nous sommes dans un monde complexe où il n’y a pas de solutions faciles. Pour bien comprendre la différence entre facile et complexe, prenons l’exemple du trou dans la couche d’ozone. On s’est aperçu dans les années 1990 que les émissions de CFC (chloro- fluorocarbures) détruisaient la couche d’ozone, ce qui permettait à des rayons ultraviolets toxiques de la traverser. On a fait le constat que ces émissions étaient liées à mise sur le marché de produits d’une dizaine d’entreprises. Les politiques ont décidé avec le protocole de Montréal d’interdire les CFC et ça a été réglé : les produits des dix entreprises ont été retirés, le trou s’est résorbé. Le réchauffement climatique touche la globalité de la population mondiale et le mode de vie de 7 milliards de personnes. Il faut donc instaurer une transition radicale et efficace, mais il n’y a pas de boutons on et off.

Comment articule-t-on le pragmatisme et la radicalité ?

Comme dit précédemment, il faut sortir rapidement des énergies fossiles, et mettre des éoliennes, des panneaux solaires. Mais cela va prendre du temps et cela ne suffira pas. On n’a qu’une solution, c’est l’atome. Le nucléaire, c’est détestable, et j’ai mis du temps à en parler avec apaisement. Mais c’est imbattable en termes de production d’énergie.

Mais cela pose un vrai problème démocratique et de gestion des déchets…

C’est une bonne remarque. Avant tout, je ne suis pas pro nucléaire. Je suis pro énergies décarbonées. Les déchets nucléaires, on est bien embarrassés avec, c’est vrai. Mais il y a un déchet encore plus encombrant et plus dangereux, c’est le gaz carbonique émis dans l’atmosphère. Le gaz carbonique est un déchet d’une réaction énergétique. Et on n’a pas d’aspirateur. Il n’y a que la nature, via la photosynthèse, qui peut recycler le gaz carbonique. Or, on continue de déforester, on fait exactement l’inverse de qu’il faudrait faire. D’ailleurs, même si l’on arrête maintenant les émissions de GES, le gaz carbonique est présent dans l’atmosphère pour au moins un siècle.

Et concernant la gestion des déchets, l’État a commis une erreur en ne lançant pas les travaux pour des quatrièmes générations de centrales avec des digesteurs à neutrons rapides pour recycler ces déchets. On n’a pas su profiter de l’intelligence collective des ingénieurs ; on le voit avec la piètre réussite de l’EPR.

N’y a-t-il pas des solutions moins « dangereuses », comme la sobriété ?

Je suis complètement d’accord avec vous. Mais la sobriété, c’est un parcours vers davantage d’intelligence ; il s’agit de devenir des consommateurs conscients de l’impact que nous avons et, là encore, cela part d’initiatives individuelles. Sinon, on est un énorme troupeau de moutons…

Comment mettre de la joie et ce fun, dont vous aimez parler, dans nos vies alors qu’on va devoir être sobres dans notre rapport au confort ?

Pour moi, il est hors de question de faire de la survie. Si vous gérez bien votre zone d’influence, vous devenez des acteurs et cela a un impact assez considérable sur les solutions. Devenir plus économe en énergie, c’est déjà trouver des solutions. On me dit souvent : « Mais pour vous, c’est facile, vous avez la passion ! » Je réponds : « Vous aussi ! » Car la passion, c’est comme le feu, si vous ne mettez pas des bûches, cela s’arrête… C’est vrai que les bûches ne sont pas toujours dans le jardin, et il faut aller parfois loin, loin, loin, pour les chercher.

C’est pour cela que je disais au début de l’interview que le découragement est un test permanent, un cap à franchir. Cela fait partie du grandissement personnel. Dans la vie, je dis souvent qu’on ne repousse pas ses limites, on les découvre, car on a des choses que l’on ignore de soi. Chacun doit être efficace sur sa zone d’influence en ce qui concerne les questions environnementales. Et aux jeunes, je dis : « Allez sur la voie de vos rêves, même si le chemin est difficile, parce que c’est là qu’on se construit. »

Pour résumer, est-ce un retour à l’autonomie que vous proposez ? Autonomie intellectuelle, autonomie émotionnelle et autonomie du savoir-faire…

Oui, l’autonomie, cela serait formidable, mais visons déjà une prise en charge. Je le répète : on ne repousse pas ses limites, on les découvre, c’est dans l’action que l’on se réalise.


BIO EXPRESS

1946 : Naissance à Vielmur-sur-Agout (Tarn)
1986 : Atteint le pôle Nord en solitaire
1989 – 1990 : Expédition internationale avec la Transantarctica
2002 : Mission Banquise pôle Nord pour étudier le réchauffement climatique
2010 : Première traversée de l’océan Arctique en ballon Expédition Polar Pod, plateforme océanographique « zéro émission » dérivant dans le courant circumpolaire antarctique



Pour aller plus loin

  • oceanpolaire.org
  • Jean-Louis Étienne, Osez l’autonomie !, Rustica, 2019
  • Jean-Louis Étienne, Isabelle Marrier, Inventer sa vie, Le Passeur, 2016
  • Jean-Louis Étienne, Persévérer. On ne repousse pas ses limites, on les on les découvre, Paulsen, 2015

Lire aussi : 

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© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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