Politique

Françoise Vergès : « L’Etat devrait investir dans l'éducation plutôt que dans les prisons »

Par Audrey Guiller (propos recueillis), le 7 avril 2022



Et si l’on vivait dans une société qui ne chercherait pas à régler le conflit par la force et l’incarcération ? Françoise Vergès, politologue, militante décoloniale et autrice d’Une théorie féministe de la violence (La Fabrique), révèle les limites actuelles des systèmes de police et d’incarcération et rappelle la nécessité d’investir dans d’autres champs de la société, comme l’éducation et les loisirs. Entretien.

Quelles sont les limites des systèmes actuels de police et d’incarcération ? 

La police et le régime d’incarcération, c’est-à-dire la prison, ont une longue histoire genrée, raciale et de classe. Historiquement, la police est liée au racisme. À partir du XVIIe siècle dans les colonies esclavagistes, une police et des milices armées sont créées pour faire appliquer toutes les interdictions faites aux personnes noires, dont celle de circuler librement, et pour pourchasser les esclaves qui s’enfuyaient.

Le lien entre racisme et régime carcéral est lui aussi historique. Aujourd’hui, davantage d’hommes noirs et racisés sont arrêtés par la police et condamnés à des peines plus longues que les hommes blancs. Les enfants noirs sont plus souvent criminalisés et traités comme des adultes que les enfants blancs. Les femmes noires sont plus malmenées par la police que les blanches. La France carcérale continue à être régulièrement condamnée par les instances internationales pour ses prisons surpeuplées, leur vétusté et leur insalubrité, leur hygiène défaillante, l’absence d’intimité générant violences et tensions, et les carences d’activités. Les conditions sont encore pires « outre-mer ». Les violences policières restent impunies, malgré l’accumulation de preuves.

Pouvez-vous rappeler les liens entre police/prison et esclavage, racisme et sexisme ?

En 1777 en France métropolitaine, la « Police des noirs », créée par Louis XIV, est chargée d’arrêter et d’expulser les Noirs et Noires. La monarchie craignant que les esclaves ne réclament leur liberté en application du principe « Nul n’est esclave sur le sol de France ». Les mariages entre Blancs et Noirs sont interdits. Abolis par la Révolution, ces interdits seront rétablis par Napoléon.

Le droit colonial s’est construit en légitimant le non-droit. Le Code noir, initié par Colbert dès 1681 et qui constitue le cœur du droit colonial, nie la valeur du témoignage d’un esclave ou l’empêche d’être partie civile au pénal, il transforme des êtres humains en meubles. Sous l’esclavage, le viol des femmes noires n’est pas reconnu comme crime. Des esclaves feront cependant des procès aux propriétaires et certains (rarissimes) les gagneront, après des années de procédure.

Au XIXe et XXe siècle, en France et dans les colonies, la police est chargée de surveiller les colonisés, de les harceler, de les emprisonner, ou de les expulser pour entraver toute activité politique, syndicale ou anticoloniale.

La prison a pris le pas sur toute autre forme de justice. La protection de la société est exclusivement pensée à travers la multiplication des peines de prison et l’appel à la police. Mais seul un petit nombre de personnes a droit à cette protection. Quand le gouvernement multiplie les lois censées protéger certains, il accentue la précarité et la vulnérabilité du plus grand nombre et rogne les lois sociales.

Françoise Vergès ©Boulomsouk Svadphaiphane

À quoi ressemblerait une vie paisible sans police ni prisons ?

Une vie paisible sans violence policière et sans prison serait une société qui ne chercherait pas à régler le conflit par la force et l’enfermement. C’est très difficile à imaginer, car le pouvoir fait croire que les prisonniers et prisonnières ont la « belle vie », et qu’ils et elles méritent leur emprisonnement. Mais comment rester insensible au fait que la prison détruit les corps et les âmes ? Qu’une femme ou un homme soit en prison, c’est toute une communauté qui souffre : enfants, proches. On croit la prison remplie de terribles criminels, mais non ! La grande majorité des hommes en prison le sont pour de petites infractions. L’Etat devrait investir dans l’éducation, la formation, plutôt que dans les prisons.

Comment se sentir en sécurité sans police ni prison ?

C’est normal de vouloir se sentir en sécurité, mais l’augmentation des incarcérations ne signifie pas moins de violence : les États-Unis, qui ont le plus grand nombre de prisonniers au monde par rapport à leur population, sont un pays où la violence policière règne, où les crimes de masse sont réguliers. On nous fait croire que nous vivons dans un monde où seules la répression et l’incarcération nous protègent, mais qui nous protège de l’impunité de la police, du patron abusif ? Qui est responsable de la violence quotidienne systémique qui détruit tant de vies ? Le capitalisme a besoin d’une police, du racisme, du patriarcat, il a besoin de lois qui criminalisent, sinon comment imposerait-il domination et exploitation ? Le stress, la fatigue, les maladies qu’entraînent l’exploitation, la peur de perdre son emploi, sont des éléments de l’insécurité. Au lieu de harceler et criminaliser les sans logis, les réfugié.e.s, les jeunes Noirs et les jeunes Arabes, la société pourrait plutôt choisir, par exemple, de construire des villes agréables pour tous et toutes. L’État appelle à « plus de police », « plus de murs »,« plus de prisons », alors qu’il manque de thérapeutes, de médiateurs, de transports, de lieux collectifs, de terrains de sport, de logements accessibles, de lieux de loisir qui ne soient pas réservés à une classe.

Pensez-vous à des exemples inspirants de protection ou de règlements des différends qui ne fassent pas appel aux systèmes étatiques police/prisons ?

L’organisation communautaire en autodéfense, la médiation, la prévention de conflits, les modèles de justice restaurative, la conception de la justice dans les communautés autochtones, les commissions justice et réconciliation. Tous ces exemples, qui ont leurs limites, contiennent des éléments prometteurs, et signalent que des alternatives à la violence policière et la prison existent.

Propos recueillis par Audrey Guiller.


  Justice en chiffres en France

  • 180 établissements pénitentiaires
  • 74000 personnes détenus (en augmentation constante), dont 2600 femmes et 760 mineurs.
  • 103 % de taux d’occupation carcérale.
  • 155 494 personnes prises en charge en milieu ouvert (sous main de justice mais hors de prison).
  • 15% de taux de récidive des condamnés (en augmentation).
  • Budget 2021 de la Justice : 8,2 milliards d’euros. Soit 69,5 € par habitant. En Europe, la France se place derrière l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, l’Italie.
  • 2,6 millions d’affaires ont été traitées en 2020. 595000 infracteurs ont été poursuivis.

Source : Chiffres 2020 Ministère de la Justice


Retrouvez notre K61 consacré aux alternatives au système répressif, disponible ici.


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