Économie & Gouvernance

Éric Julien : « Il est urgent de remettre du féminin dans les entreprises »



Dans Le Choix du vivant, Marie-Hélène Straus et Éric Julien proposent neuf principes pour manager et vivre en harmonie. Au cœur de ce projet, ils préconisent de placer les principes du vivant au centre des préoccupations, qui passe entre autres par la réintroduction de la dimension féminine dans les organisations.

 

Comment, dans notre société, a-t-on mis en place à ce point un système pyramidal avec un chef tout puissant au sommet des entreprises ?

Pour moi, c’est parce que les éléments d’un management bienveillant – cadre de sécurité, accueil de l’altérité, qualité de la relation, accueil des émotions – sont des dimensions essentiellement féminines. Nous les avons complètement occultées car nous sommes restés dans des dimensions très masculines, visibles, viriles, dominantes. L’urgence serait de remettre de la sensibilité, donc du féminin, dans les organisations : l’ouverture à des relations, des valeurs, l’accueil des émotions, un cadre de sécurité prospère, de la bienveillance…

 

Comment introduit-on du féminin dans des sociétés aussi patriarcales que les nôtres ?

Si les hommes n’en veulent pas, on ne peut pas réintroduire le féminin. Ils vont le rejeter, car cela vient toucher leur sensibilité, leur fragilité : ce n’est pas ce qu’on leur a appris quand ils étaient petits garçons.

Pourtant, trois principes se jouent dans une organisation, et ce sont exactement les mêmes qui se jouent chez la femme enceinte. Le premier principe, c’est la sécurité : l’embryon est protégé dans l’utérus de la maman. Le deuxième principe, c’est qu’on ne grandit que grâce à la relation, grâce au cordon ombilical. Sécurité et relation s’associent pour donner naissance au troisième principe : la croissance et l’évolution.

Si un manager comprend cela, son entreprise peut se développer, évoluer, se transformer, s’adapter, et tendre vers ce qu’on appelle une entreprise libérée. S’il ne le comprend pas, il va dépenser beaucoup d’énergie pour essayer d’emmener les gens et les équipes dans son sens : c’est très générateur de conflits et de dysfonctionnements.

Dans les communautés amérindiennes des Kogis en Colombie, il y a des chamanes des hommes et des chamanes femmes.

Dans votre livre, vous dites que dans les communautés amérindiennes des Kogis en Colombie, il y a des chamanes des hommes et des chamanes femmes. Devrait-on mettre dans les entreprises des manageuses avec un rôle de régulation plus important qu’aujourd’hui ?

Chez les Kogis, s’il n’y a pas la dimension féminine au cœur, il n’y a pas de créativité possible. Donc, si les dirigeants aujourd’hui ont envie d’avoir des entreprises réactives et créatives, la question ne se pose même pas : il faut remettre le féminin et les femmes au centre. Et je dis bien cela dans ce sens-là : le féminin et les femmes. Les hommes peuvent porter du féminin. ET cela va encore plus loin que cela. L’égalité salariale femmes-hommes a été votée en 1972. Ensuite, Yvette Roudy est venue, pendant l’époque Mitterrand, renforcer en 1982 cette réflexion sur l’égalité femmes-hommes. Mais il s’agit d’un registre légal, législatif, et presque moral.

 

Dans votre livre, vous reprenez souvent la symbolique du deux. Pourquoi la dualité plutôt que le ternaire ?

Le deux est à l’origine de la vie en toute chose. Quand on regarde le monde, il ne peut pas y avoir de vie sans deux, et c’est le deux qui est créateur du trois. Le courant d’air chaud et le courant d’air froid dans le ciel vont faire des situations électriques d’orage et de précipitations. Le courant marin chaud et le courant marin froid vont créer des zones de plancton et de richesses sous-marines. L’énergie masculine fertilisante au sens physiologique du terme va venir rencontrer l’énergie fertilisable féminine pour créer le trois : le petit garçon ou la petite fille, ou spirituellement la nouvelle idée. Le trois est une résultante de la création du deux.

 

N’y a-t-il pas un risque que les gens confondent le symbole du deux et la dualité ?

C’est toute notre difficulté, dans nos cultures chrétiennes – qui nous influencent fortement même si l’on n’est pas chrétien – où l’on parle de la connotation morale de Bien et de Mal, contrairement au Tao où l’on parle de deux énergies complémentaires et non duelles. Quand on dit « l’autre me renseigne sur ce que je ne sais pas de moi », c’est que j’ai besoin de l’autre pour faire effet miroir ou pour interroger ce que je ne comprends pas de ma posture managériale.

Des outils forts ont été inventés en psycho-sociologie, comme le feedback : un principe fondamental du vivant. Il consiste à faire un retour lors d’un événement, une expérience  Le feed back permet de garder des équilibres. Un autre outil managérial, la fenêtre de Johari, organise cet effet feedback pour se renseigner, grâce au regard de l’autre, sur ce que l’on ne voit pas de soi. Pour cela, il faut accepter que l’autre voie quelque chose de soi qui n’est pas forcément une critique, qui n’est pas forcément négatif. On doit être en capacité de l’accueillir et de grandir. Si le manager n’est pas dans ce rôle-là, il va le rejeter et se fermer.

 

Le dialogue ne nuit-il pas à la prise de décision rapide, nécessaire dans l’entreprise ?

Quand on prend une décision, il faut généralement arriver à conjuguer et faire converger des observations, des croyances ou des avis subjectifs et différents. Ce qui est compliqué, c’est que ces points d’observations subjectifs, ces expertises sont souvent liées à des identités et des émotions. Donc dès que l’on confronte cela, cela réveille des émotions et crée des oppositions.

Le mot dialogue est souvent sacralisé dans beaucoup de traditions – chez les Tibétains, chez les Quechuas… – parce que c’est ce dialogue qui va être créateur, non seulement de la réponse, mais surtout de réponse plus intelligente, parce que plus adaptée que si quelqu’un l’avait créée toute seule.

Pour le manager, cela peut faire émerger une réponse à laquelle il ne s’attendait pas. Et la vraie question, c’est de savoir si c’est sa réponse qui est la bonne, ou si c’est la réponse produite par le système qui va répondre à un enjeu juste. Donc le manager doit lâcher le pouvoir sur son expertise et son contrôle pour s’ouvrir à l’émergence de réponses qui ne sont pas forcément les siennes mais qui sont intéressantes pour peu qu’elles continuent à aller dans le cadre de la raison d’être et de la mission de l’entreprise. Le manager doit passer du contrôle à la maîtrise, et de l’expertise technique à l’animation des équipes. Et c’est souvent là que cela vient bloquer, parce que l’animation est plutôt une dimension féminine.

 

Dans votre livre vous rappelez que nous sommes vivants, avec des émotions. Comment remet-on les émotions au cœur de la relation professionnelle, sans tomber dans une position de victime face au manager ou de bourreau quand on est manager ?

Un dirigeant ou une personne qui anime une équipe doit reconnaître que les émotions font partie de nous et du collectif. Elles sont là, donc il faut les reconnaître, les accepter comme faisant partie de l’organisation et des personnes qui composent les organisations. Ensuite, on apprend à les apprivoiser, et pour cela, comme manager, on peut créer des espaces où on est autorisé à être dans ces fragilités. Ouvrir des cercles de confiance où l’on peut s’interpeller sur ses limites et ses fragilités, c’est la condition pour grandir. Une fois qu’on a dit « dans ce registre-là, je ne suis pas confortable, cela me crée des émotions », on peut déjà le partager et expliquer ce qui vient réveiller ces émotions et ce qu’on va faire. Cela peut être quelque chose de très personnel comme aller voir un spécialiste à l’extérieur. Même si ce n’est pas à l’entreprise de le faire, si c’est déjà verbalisé et que c’est entendu, cela permet au moins de l’évacuer de la bonne façon. Cela va mieux ensuite dans l’entreprise.

Les émotions sont là : il ne s’agit pas de savoir si l’on fait avec ou non, mais d’autoriser qu’elles soient présentes. Il faut trouver des espaces adaptés pour cela.

 

Le cadre doit-il être défini par le manager ou par l’équipe ?

Pour moi, c’est au manager d’en donner le sens, d’en proposer les éléments, et c’est, selon le degré de maturité de l’équipe, à co-construire, co-valider ou compléter par l’équipe. Est-on d’accord sur son intérêt, sur ce qui le compose ? Si le cadre n’est pas co-porté, il est une contrainte. La différence entre la loi et les valeurs, c’est que les valeurs sont acceptées en conscience. Si ce n’est pas accepté en conscience, cela ne marche pas : c’est vécu comme un papa, manager à l’ancienne, qui donne ses ordres.

 

Pour aller plus loin

Marie-Hélène Straus et Éric Julien, Le Choix du vivant, Les Liens qui libèrent, 2018

Le 9 juillet 2018
© Kaizen, explorateur de solutions écologiques et sociales

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