Culture & Solidarités

À Prague, des SDF vous font visiter la ville

© Hélène Bienvenu

Le château de Prague, le pont Charles ? N’y pensez plus ! Zuzka, Robert, Karim et leurs comparses, SDF ou anciens SDF, mais surtout guides touristiques, vous font découvrir cette Prague (République tchèque) qui les a vus décrocher… puis rebondir.

« Bienvenue à la gare centrale de Prague ! Imaginez qu’en 1989, c’était l’effervescence ici. La prostitution battait son plein, les seringues circulaient sous le nez de la police et les SDF étaient partout. J’en faisais partie… », révèle Zuzka, 38 ans, manteau rouge et queue-de-cheval. « J’avais des problèmes avec ma mère, j’ai voulu me libérer de son emprise : j’ai essayé presque toutes les drogues, j’ai vécu dix ans dans la rue », se rappelle cette ancienne sans-abri, désormais guide touristique à Prague auprès de l’association Pragulic.

Aujourd’hui, Zuzka s’adresse à une vingtaine de lycéens tchèques accompagnés de leur professeur en visite à Prague. Elle remonte sa manche : « Vous voyez cette veine boursouflée ? Voilà le résultat des injections… » Loquace et déterminée, elle répond sans tabou aux questions qu’on lui pose. « Avez-vous dû voler pour vous fournir en drogue ? », demande timidement Marie, 16 ans. « C’est déjà arrivé que je vole pour m’acheter un peu de nourriture, et j’ai quelquefois fait la manche. Mais, ce que je faisais surtout, c’était recycler la ferraille. » Dans le centre-ville, face à une enseigne flambant neuve d’une grande chaîne de vêtements, Zuzka continue à narrer une Prague d’un autre âge à des adolescents discrets, mais attentifs, et à leurs professeurs emballés par la visite. « À l’époque, ici, il y avait une boîte de nuit où l’on trouvait toutes sortes de substances… Mais, le grand danger, c’est le sida : une fois que c’est dans ton sang, c’est trop tard. Sauf que, quand tu es dépendant, tu ne fais pas toujours attention ; j’ai vu plusieurs de mes amis partir comme ça. Heureusement, les seringues stérilisées sont arrivées, et j’en ai profité. »

Changer de regard sur les sans-abri

Très pédagogue, Zuzka a plus d’un message à faire passer : « Je me suis toujours battue contre les ghettos ! Ma petite amie, avec qui je vis, est issue de la minorité rom. J’ai beaucoup appris de cette communauté, de leur résilience. C’est dur de vivre dans la rue quand vous êtes une femme, on vous étiquette rapidement comme faible ou prostituée… » Zuzka, elle, a su remonter la pente, mais non sans mal. Elle est presque tirée d’affaire : « C’est délicat de trouver du travail quand vous êtes en situation précaire ; en vérité, ça se voit toujours un peu que vous avez été sans-logis. Aujourd’hui encore, certains vigiles ne me laissent pas entrer dans les magasins… Les seules personnes qui me font confiance, ce sont les ONG comme celle qui vend le magazine des SDF et Pragulic. » Zuzka a rejoint l’association en 2013. Elle touche l’équivalent de 15 euros par visite de 2 heures, soit le smic horaire tchèque, une somme qui peut s’arrondir de moitié avec les pourboires. Elle est l’une des sept guides que compte Pragulic et l’une des plus populaires. « On a tendance à oublier que les SDF avaient une vie avant ! Travailler pour Pragulic et, parallèlement, m’impliquer en tant que bénévole dans une association qui lutte contre la violence faite aux femmes sans-logis a redonné sens à ma vie », estime Zuzka.

Des visites personnalisées

Très à l’aise en public, Zuzka semble avoir trouvé un métier qui lui va comme un gant. « Les visites sont personnalisées : chacun de nos guides décide de montrer une facette de la capitale qui lui est chère. Zuzka a fait le choix de la prévention en parlant de son passé, mais certains de nos employés sont plus discrets et évoquent peu leur expérience de la rue », précise dans son bureau pragois Ondřej Klügl, 27 ans. En 2012, il a lancé Pragulic avec deux acolytes, en participant à une compétition d’entreprenariat social. « Ce qu’on évite à tout prix, c’est de faire des sans-logis des animaux de foire. Au contraire, on cherche à les réintégrer dans la société : en se faisant guides, ils sortent de leur statut de personne méprisée, c’est libératoire. » Pour la plupart des guides, Pragulic est une activité effectuée à temps partiel. « Nos employés ont affaire à de nombreuses difficultés au quotidien, Pragulic demeure un vrai coup de pouce pour les aider à retrouver une certaine stabilité, notamment financière, et assumer une partie du logement », précise Ondřej Klügl. L’organisation fournit également un soutien psychologique, et parfois du matériel, en plus de la formation de guide à l’embauche.

Depuis sa création, Pragulic a su pérenniser ses activités grâce aux revenus générés quasiment exclusivement par les visites. Cette entreprise sociale a même essaimé dans deux autres villes de République tchèque : à Olomouc, dans l’Est du pays, et à České Budějovice, dans le Sud. Le concept existe ailleurs en Europe, notamment à Paris, où L’Alternative urbaine, association d’insertion sociale et professionnelle, propose des balades urbaines avec pour guides des personnes en situation de précarité. À Londres, l’entreprise sociale Unseen Tours, qui emploie des SDF et des anciens SDF, connaît un grand succès, notamment grâce aux critiques élogieuses qu’elle reçoit sur TripAdvisor. Athènes, Amsterdam, Berlin, Barcelone ou Taïpei sont d’autres villes où des SDF peuvent vous accompagner dans vos visites.


Pragulic en quelques chiffres

– 10 000 visiteurs – dont 30 % d’étrangers – à Prague depuis sa fondation en 2012. Et des visites guidées en région ;

– 10 visites par semaine environ en groupes de 5 à 10 visiteurs ;

– Salaire des guides : 353 couronnes tchèques par tour, soit environ 15 euros

– Prix de la visite : 9 euros – avec possibilité de réductions ;

– 7 guides employés actuellement, la plupart à temps partiel.


Hélène Bienvenu

© Article publié dans Kaizen 24


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Le 11 octobre 2016
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