Respecter les lois naturelles de l’enfant, la clé pour une grande révolution de l’éducation selon Céline Alvarez
Pendant trois ans, Céline Alvarez a porté un projet de classe unique dans la maternelle d’un établissement classé REP (Réseau d’éducation prioritaire) et plan violence à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Son expérience visait à montrer, grâce à un suivi scientifique des progrès des enfants, qu’une proposition pédagogique fondée sur les mécanismes naturels d’apprentissage leur serait hautement bénéfique. Entretien avec une passionnée de l’éducation, auteure de l’ouvrage Les lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016).

Pourquoi avez-vous décidé de mener une telle expérience ?
J’étais indignée par les chiffres alarmants de l’échec scolaire. Il faut savoir que, chaque année, 40 % de nos enfants sortent du CM2 avec des acquis fragiles ou insuffisants en mathématiques et en lecture. Les rapports de 2007 et de 2012 du Haut Conseil de l’éducation précisent que ces lacunes empêcheront les enfants de poursuivre une scolarité normale au collège. J’ai toujours été convaincue que l’école nous imposait un fonctionnement inadapté, contraire à nos « lois » d’apprentissage et d’épanouissement, mais ce chiffre fut un déclencheur. Après mes études de linguistique, il m’a décidée à infiltrer le système en passant le concours d’enseignante, et à obtenir carte blanche dans une maternelle où les trois sections étaient mélangées pour « voir » ce que donnerait un environnement de classe plus respectueux des mécanismes naturels d’apprentissage. Les enfants seraient-ils encore autant en difficulté ? Avant de mener cette expérience, j’ai étudié longuement la recherche cognitive, les neurosciences sociales et affectives, la linguistique, ainsi que les travaux de Maria Montessori.
Qu’est-ce que cela vous a appris sur le fonctionnement des enfants ?
Une chose merveilleuse : que ce dont ils ont besoin pour apprendre et s’épanouir est d’une simplicité insolente. Encore mieux : nous savons déjà intuitivement ce qui leur est nécessaire. C’est tout l’objet de mon livre [Les Lois naturelles de l’enfant, Les Arènes, 31 août 2016], inviter tout un chacun à se faire confiance en montrant que nos intuitions sont scientifiquement validées : oui, le jeune être humain possède une intelligence plastique extraordinaire et doit pouvoir bénéficier d’un environnement riche et de qualité ; il apprend en réalisant les expériences qui le motivent, dans un cadre bienveillant, soutenant et encourageant, au sein duquel il ne se sent pas jugé, et où il peut interagir avec des enfants plus jeunes et plus âgés. Ces quelques principes – environnement riche, autonomie, bienveillance et diversité sociale – sont en quelque sorte des lois non négociables de développement. Ils devraient devenir le dénominateur commun de toute initiative pédagogique. La grande révolution de l’éducation aura lieu lorsque nous appliquerons massivement ce que nous savons déjà intuitivement.
Le fonctionnement de votre classe était-il construit sur ces principes ?
Avec Anna Bisch, qui jouait le rôle d’ATSEM [agent territorial spécialisé des écoles maternelles], nous avons créé des conditions respectueuses de ces grands principes. Nous avons tenté de proposer un environnement riche en sélectionnant plus d’une centaine d’activités, issues principalement des travaux de Maria Montessori et de deux pédagogues qui l’ont inspirée : Jean Itard et Édouard Séguin. Nous les avons simplifiées et y avons ajouté des activités pratiques et plastiques, du jeu libre, en accordant une grande importance à la qualité du langage oral. Nous aidions les enfants à choisir les activités qui les motivaient personnellement. Ils étaient autonomes toute la journée, libres de choisir une autre activité lorsque la précédente était terminée.
Ils se sont rapidement fixé des objectifs que nous n’aurions jamais osé leur suggérer : certains lisaient plus de dix albums par jour, d’autres voulaient apprendre à faire tous les origamis d’un manuel en une journée ou comptaient jusqu’à 1 000. Je me souviens même d’un enfant de trois ans qui décida d’apprendre à lire seul, et le fit en trois semaines, avec l’aide des plus grands. Enfin, nous avons mis un très fort accent sur le lien social empathique et aimant. Les enfants s’entraidaient toute la journée les uns les autres, riaient, parlaient, jouaient ensemble. Cet élan prosocial était catalysé par le mélange des âges. Les trois sections de la maternelle étaient réunies. Les aînés renforçaient leurs connaissances en aidant les cadets et les cadets apprenaient à une vitesse extraordinaire au contact de leurs aînés qui les fascinaient.
Vous évoquez l’importance de l’environnement et, dans votre livre, vous rappelez que l’enfant doit faire des expériences sensorielles. Or très tôt les enfants vont à la crèche puis à la maternelle, des environnements de plus en plus normés, loin de la nature. Comment définiriez-vous l’environnement idéal pour les enfants, à l’école et chez leurs parents ?
De nombreuses études portent à croire – devrions-nous en être étonnés ? – que l’environnement idéal pour le bon développement global du jeune être humain est un environnement non pas innovant ou surstimulant, mais un environnement qui s’apparente à un milieu naturel. Il s’agit donc d’un environnement où l’enfant serait lié au monde, à la nature, à sa culture, à des êtres humains différents de son âge. Un tel environnement lui permettrait d’exercer librement et de manière optimale sa motricité en plein développement, en grimpant aux arbres, en escaladant ou en marchant sur des éléments naturels. Connecté au monde et à la nature, ses sens emmagasineraient par ailleurs une grande quantité d’informations visuelles, olfactives, auditives, ce qui favoriserait grandement le bon développement de son intelligence globale.
Les enfants pourraient également développer des compétences cognitives fondamentales, dites « exécutives », souvent plus prédictives pour la réussite globale que le QI, telles que la mémoire à court terme, l’attention, la capacité à faire des choix, à revoir ses stratégies, à persévérer ou encore à se contrôler – en jouant librement avec des bâtons, des cailloux, du sable et de la terre, en construisant des cabanes, en s’inventant des histoires et des aventures passionnantes, ou encore en prenant part aux activités quotidiennes de son groupe – bricoler, faire le ménage, faire les courses, planter des légumes, cuisiner, etc.
Enfin, en interagissant avec des êtres humains qui ne sont pas uniquement de leur âge, les enfants sont plus à même de développer leurs compétences cognitives, ainsi que leurs capacités empathiques, altruistes et morales. Bien sûr, il s’agit de fournir en parallèle des activités qui captent l’attention de l’enfant et lui donnent accès de manière claire et progressive aux clefs culturelles – au langage écrit, aux mathématiques, à la géographie, etc. –, tout en lui permettant d’approfondir les sujets qui le passionnent – astronomie, histoire, travail du bois, chant, théâtre, littérature, algèbre… Cet environnement doit inviter les enfants à l’autonomie, tout en leur fournissant un cadre structuré et structurant, qui s’assure notamment de l’acquisition des fondamentaux pour tous. Ce dernier point est capital à mon sens. Il faudrait néanmoins redéfinir ce que l’on appelle « les fondamentaux ». Je suis en pleine réflexion à ce sujet.
Quels ont été vos résultats à Gennevilliers ?

Nous n’avons malheureusement pas pu proposer aux enfants un environnement « idéal » où ils seraient reliés au monde, à la nature, à leur culture et à des êtres humains d’un âge différent du leur. Néanmoins, en mettant simplement davantage l’accent sur la liberté, l’autonomie, la bienveillance, le mélange des âges ainsi qu’une proposition d’activités riches, les enfants se sont rapidement épanouis. Leurs progrès cognitifs ont été testés scientifiquement par des psychologues indépendants. Le rapport des tests de la première année, réalisés par le CNRS de Grenoble, indique que « tous les élèves, sauf un, progressent plus vite que la norme, beaucoup connaissent des progressions très importantes ».
Les tests de la deuxième année confirment les premiers : « Il faut se rendre compte que tous les enfants présentent au moins un an d’avance par rapport à ce qui est attendu. » À la grande surprise de leurs parents, qui en témoignent dans des vidéos , la plupart des enfants de 4 ans lisaient des albums entiers dès la deuxième année, effectuaient des opérations à quatre chiffres, étaient calmes, épanouis, confiants, sûrs d’eux, ils faisaient preuve d’une grande autodiscipline et de qualités sociales surprenantes. Ils étaient autonomes, particulièrement généreux et empathiques.
Les travaux de Maria Montessori sont-ils toujours adaptés ?
Ses travaux constituent un maillon fondamental de notre héritage pédagogique. Maria Montessori avait perçu de nombreux phénomènes neurobiologiques et avait proposé une pratique pédagogique respectueuse de ces phénomènes. Ce fut une avancée considérable, et tout à fait visionnaire. Mais, à mon sens – et Montessori nous y invitait également fermement –, ces avancées doivent rester une « contribution ». Elles doivent s’enrichir de nos connaissances scientifiques actuelles. Dans un de ses livres, elle indique : « Je m’adresse à vous comme à une grande famille qui doit poursuivre sa route. » Or ses travaux ont été figés – à son plus grand regret – dans une « méthode » immuable, rigide. Elle demandait déjà de son vivant d’éviter cet écueil et d’enrichir ses travaux. Aujourd’hui, nous savons par exemple l’importance capitale de mettre en lien les enfants avec une nature réelle, complexe et foisonnante, proposition que Montessori n’avait pas développée. Nous savons également que les compétences socles de notre intelligence, dites exécutives, que j’ai décrites plus haut et qui nous permettent d’agir et d’atteindre nos objectifs, se développent par des activités non dirigées, par le jeu libre ou encore par le langage oral. Il nous faut monter sur les épaules de nos prédécesseurs et avancer pour proposer le meilleur à nos enfants.
Aujourd’hui, dès son plus jeune âge, à la maternelle, les « travaux » de l’enfant sont jugés, pour ne pas dire notés : savons-nous évaluer l’incidence d’une telle approche et quel regard portez-vous sur ces méthodes ?
La recherche est très claire sur ce point : nous apprenons lorsque nous nous trompons. L’erreur est constitutive de l’apprentissage. Elle nous permet de réajuster nos modèles internes et d’apprendre. Il est donc important de se tromper, d’aider les enfants à percevoir leurs erreurs pour leur permettre d’évoluer et de se perfectionner seuls ; mais le « jugement sanction » de l’erreur, peu importe la forme qu’il prend – une note ou une appréciation – doit être éradiqué. Il paralyse l’engagement, bloque le processus-même d’apprentissage et, par ricochets, il entrave le développement de la créativité. Il génère par ailleurs un stress toxique pour tout l’organisme. Dans la classe, nous aidions constamment les enfants à percevoir leurs erreurs pour les aider à progresser, mais nous le faisions de manière neutre, sans jugement – tout en ne manquant jamais de s’enthousiasmer avec eux de leurs réussites. Rapidement, les enfants faisaient de même avec leurs camarades : ils s’aidaient mutuellement à percevoir leurs erreurs et étaient ravis par les conquêtes de leurs camarades. Il n’y avait pas de compétition entre les enfants, mais une émulation collective émancipatrice.
Votre expérience n’a duré que trois ans. C’est court, mais quel regard portez-vous sur le système scolaire français ?
Trois ans à Gennevilliers, mais plus d’une vingtaine d’années d’analyse et d’observation, à travers ma propre scolarité. J’étais déjà indignée par le système éducatif français alors que je n’avais pas 10 ans. J’étais effarée de voir mes camarades de classe perdre chaque année davantage confiance en eux et s’éloigner de l’école. Or dans un milieu tel que celui où j’ai grandi – la cité de La Dalle, à Argenteuil –, cet éloignement de soi et cette perte de sens génèrent de la violence ; envers soi, mais également envers l’autre. Au collège, j’ai pris une grande distance avec l’école ; au lycée, n’en parlons pas : j’étais excédée. Je voyais les enseignants peiner pour nous raccrocher aux programmes.
Finalement, nous étions tous fatigués, adultes et adolescents, en sous-régime cognitif, social et créatif ; les uns poussant les autres à bout. Et il fallait retourner tous les matins dans cet environnement qui n’avait de sens pour personne. Je l’ai vécu comme une grande violence. Mes trois années à Gennevilliers n’ont fait que confirmer mes intuitions précoces : lorsque nous arrêtons d’imposer à l’être humain un système qui entrave le développement de ses potentiels et qui ne respecte pas ses lois naturelles, alors son intelligence s’épanouit et rayonne d’une manière stupéfiante. L’adulte aussi est libéré : il peut se concentrer sur un étayage [intervention de l’adulte dans l’apprentissage de l’enfant] individualisé, pour lequel, soit dit en passant, il est naturellement câblé.
De quoi manque cruellement notre système pour être reformé ?
Les premiers points sur lesquels il faut travailler sont, à mon sens, d’ordre non pas pédagogique, mais humain. Notre école manque cruellement d’amour et de confiance, et pas uniquement envers les enfants ; envers les enseignants également. Il est essentiel qu’eux aussi ne soient plus ni jugés ni notés. Les inspecteurs doivent les servir, les conseiller, les guider. Ce système vertical infantilisant qui appartient à un autre temps paralyse l’évolution de leurs pratiques. La plupart savent déjà que les enfants apprennent en faisant et non en écoutant, ils savent que l’autonomie, l’individualisation et la bienveillance doivent être largement favorisées. Mais la plupart ne peuvent pas transformer leur pratique par peur de la sanction. La première chose à faire pour aider nos enfants est donc à mon sens de rendre l’écosystème plus favorable au changement en donnant aux experts la liberté et la confiance nécessaires pour faire leur travail.
Est-ce aux enseignants de l’Éducation nationale de se former aux nouvelles méthodes – Freinet, Montessori, etc. – ou aux parents de se regrouper pour créer des écoles qui favorisent ces pédagogies ?
Peu importe. Ce qui est fondamental, c’est que le plus grand nombre d’enfants bénéficient d’environnements favorables à leur plein épanouissement. Je crois par ailleurs qu’il est temps de dépasser l’idée de méthode et que nos écoles s’érigent non plus en suivant des principes extérieurs, mais cherchent à honorer et à respecter les lois naturelles de l’enfant, en ayant toujours l’humilité de revoir leur pratique à la lumière de l’expérience et de la recherche internationale. Il est temps que nous dépassions les querelles de chapelle et que nous regardions l’enfant. Des milliers d’enseignants de maternelles publiques œuvrent déjà en ce sens. Sept cents étaient présents à l’accompagnement de trois jours que j’ai proposé durant l’été 2016. Ils sont venus à leurs frais, sur leur temps de vacances, de toute la France et d’ailleurs. Un grand mouvement est en marche. De très belles choses sont à venir.
Mais, finalement, l’école a-t-elle encore son utilité ? Dans votre livre, vous rappelez qu’en moyenne 90 % des mots utilisés par un enfant de 3 ans proviennent directement du vocabulaire de ses parents, même s’il va en crèche ou à l’école. Par ailleurs, aujourd’hui, les Mooc permettent des apprentissages divers adaptés au rythme de chacun : créer d’autres espaces plus ouverts, plus libres, n’est-ce pas là le vrai changement de paradigme ?
L’école doit en effet se transformer en un espace plus humain, plus horizontal, plus ouvert, plus libre, plus individualisé, plus enthousiasmant. Elle aura la responsabilité de créer un écosystème capable de nourrir en qualité et en quantité l’intelligence en plein développement de nos enfants – et ce, en répondant aux besoins et aux personnalités de chacun. Dans ces nouveaux environnements, pour les plus grands, les Mooc peuvent être des outils extrêmement pertinents. Les adolescents pourraient approfondir librement leurs connaissances sur un sujet, tout en ayant la possibilité de se joindre au groupe lorsqu’ils le souhaitent. Je crois que c’est ce vers quoi nous allons à grands pas. Il me tient à cœur, une fois les contenus de mon expérience partagés sur mon site, de reprendre mon travail de terrain et de réfléchir à la mise en place de ces nouveaux environnements, dans lesquels l’amplitude du mélange des âges serait considérablement élargie.
L’expérience de Céline Alvarez à Gennevilliers
Pendant trois années, des enfants de 3, 4 et 5 ans ont appris à être autonomes et à vivre ensemble de manière libre, tout en étant guidés dans leur choix d’activités. Ils satisfaisaient leurs élans de conquêtes dans divers domaines au moment où le besoin se manifestait. L’adulte était présent pour les guider et s’assurer que chacun acquière les compétences socles.
Les parents, bien que sceptiques la première année, sont rapidement devenus de fervents défenseurs de cette démarche. Ils racontent que leur posture a évolué à mesure que leur enfant s’apaisait, développait empathie, autodiscipline, générosité, autonomie et… entrait dans la lecture avant 5 ans.
Après trois années, malgré des résultats très positifs, Céline Alvarez n’a pas pu poursuivre son travail de recherche en partenariat avec l’Éducation nationale. « C’est une excellente chose, précise-t-elle, cela m’offre une grande liberté pour partager les contenus théoriques et pratiques auprès des parents et des enseignants. » Son livre Les Lois naturelles de l’enfant fait partie de ce partage démocratique. Son objectif est de contribuer à l’émergence d’un nouveau système éducatif, en faisant rayonner les grands principes qui sous-tendent l’apprentissage et l’épanouissement de l’enfant.
Entretien réalisé par Pascal Greboval
publié initialement dans Kaizen 28 de septembre-octobre 2016
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