En 2015, deux Français, un Hongrois et un Américain décident de créer Cargonomia, un centre logistique alliant transports doux, via des vélos-cargos, et relocalisation de l’économie sur une terre magyare où l’écologie patine. Ce projet trouve son public en assumant son allure décroissante et sa ligne verte.
Olivér vient d’achever sa tournée et reprend des forces en avalant un gâteau de riz. Tous les jeudis après-midi ou presque, ce jeune homme originaire de la grande banlieue budapestoise livre au nom de l’association de coursiers Kantaa des paniers de fruits et légumes entreposés au rez-de-chaussée du QG de Cargonomia. Situé à proximité du quartier juif, ce centre logistique distribue de la nourriture locale et bio via des vélos-cargos construits artisanalement par la coopérative sociale Cyclonomia au sein de la cité danubienne. Les cageots de carottes, pommes de terre, choux-raves et autres victuailles de saison sont arrivés le matin même de la ferme biodynamique de Zsámbok en voiture. Ils sont destinés aux clients de Cargonomia inscrits au préalable sans frais sur le site de la ferme.
Alors qu’un compère coursier d’Olivér s’échappe de l’édifice de la rue Dembinszky sur sa robuste monture, stagiaires et bénévoles prennent en charge certains habitués choisissant de récupérer eux-mêmes leur commande. Les tarifs des paniers occupant le vestibule oscillent entre 4000 et 9500 forints (12,60 et 29,90 euros) et le visage de Paloma, supervisant la fructueuse distribution, s’éclaire. Ce jour-là, vingt-cinq barquettes remplies ont trouvé preneur comme de coutume. Volontaire depuis deux ans, la doctorante, spécialiste de l’agroécologie en milieu urbain, se réjouit du succès de Cargonomia dont le message se prolonge également de conférences en réunions publiques.
L’initiative, lancée en 2015, doit sa naissance aux esprits fédérés d’un décroissant, ancien employé de la SNCF (Vincent Liegey), d’un ingénieur, lui aussi français, spécialiste des solutions low-tech (Adrien Despoisse), d’un précurseur hongrois des livraisons en deux-roues (Levente Erős) et d’un Américain travaillant la moitié de son temps sur la ferme biodynamique de Zsámbok (Logan Strenchock) quand il ne coordonne pas la gestion de l’empreinte écologique laissée par la très prestigieuse université d’Europe centrale. Un mélange d’Amap et d’entraide osé dans une Hongrie peu ouverte à l’économie sociale et solidaire.
« Les Hongrois figurent parmi les Européens puisant le plus dans leur budget pour l’alimentation. Malheureusement, ils cherchent la plupart du temps la quantité et le moins cher en vertu d’une peur du manque héritée des importantes privations de l’époque communiste, contextualise Vincent Liegey. En valorisant l’agriculture de proximité, la réappropriation des savoir-faire, la synergie des énergies et l’économie de la réciprocité, nous opposons une réponse soutenable à l’impasse de l’agrobusiness et de l’ultralibéralisme dominants depuis la transition démocratique de 1989-90. »
Photo: Rebeka Csóti
Cheval de labour et cageots
La ferme de Zsámbok, Zsámboki Biókert, et Cyclonomia marchent main dans la main depuis les prémices de Cargonomia. L’une manquait de moyens pour s’offrir des vélos-cargos et livrer ses denrées à Budapest.’autre cherchait un partenaire partageant son « penser global, agir local » pour démarrer son activité. Vincent Liegey satisfait la centaine de fidèles de Cargonomia avec des produits frais acheminés pour 1000 à 1500 forints (entre 3 et 5 euros), selon la distance parcourue par le livreur. Matthew Hayes, propriétaire de la ferme de Zsámbok, fournit une clientèle supplémentaire outre celle du très couru marché bio du samedi à Mom Park où sa ferme tient un stand. Chacun y trouve ainsi son compte.
Lovée à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Budapest, la ferme de Zsámbok et ses cinq hectares s’atteignent en une bonne heure et demie de bus de campagne desservant tous les villages précédents. Une jument nommée Sári assure le comité d’accueil depuis son enclos avant que Logan n’entame le tour du propriétaire. L’animal laboure régulièrement le domaine quasiment dépouillé de machines. Prunes, pêches, nectarines et cerises poussent sur une soixantaine d’arbres fruitiers plantés en 2012. Les semis d’ail de l’automne émergent du sol sur la partie découverte du vaste terrain se déployant dans la continuité des maisons familiales de Matthew et son acolyte hongrois, Csaba Bolvári.
« Mon père était un pionnier de l’agriculture biologique magyare lors de son arrivée à Gödöllő en 1995. Pendant deux ans, il a entretenu un jardin sur le terrain de l’université avec ses collègues chercheurs avant de parvenir à vendre les fruits de ses récoltes, puis de son affaire, témoigne Lukács, le fils de Matthew, étudiant en sciences politiques, en servant une cliente. S’allier avec Cargonomia paraissait aussi évident qu’avec le magasin de vente directe Szatyor, se fournissant également auprès de nous, ou la boulangerie Pipacs, qui a installé un point de collecte aux côtés de ses pains bio. »
Tandis que les derniers vents hivernaux refroidissent Zsámbok, patates, épinards, choux, cèleris, carottes, laitues, radis et poivrons poussent sous serre par 24 degrés, protégés d’un mercure extérieur avoisinant les 10. Cinq tunnels de soixante mètres et deux de quarante occupent l’espace qu’une terre du voisin sépare. L’exploitation est l’une des rares en Hongrie à produire son propre compost que l’on remarque sur plusieurs monticules posés dehors comme à l’entrée des serres. Deux stagiaires français de Cargonomia, découvrant les lieux, s’activent au ramassage des salades avec Vincent Liegey pendant que Kata et Kati préparent les paniers qui rejoindront Budapest le lendemain.
« Le pic d’activité, c’est plutôt d’avril à octobre, mais là on a soixante à soixante-dix commandes sur les bras dont une partie pour Cargonomia, donc pas le temps de chômer ! plaisante Kati en remplissant continuellement des cageots sans perdre son entrain. Mon grand-père était agriculteur dans la région de Nógrád (nord) et je baigne dans les potagers depuis que je suis gamine. Tu ne gagnes pas des masses ici et, de toute manière, tu ne fais pas ce boulot pour l’argent, mais tu t’enrichis au contact des autres », sourit cette femme issue de la minorité rom, enchantée par son job stable et sociabilisant.
Photo: Rebeka Csóti
Triporteurs et « valeur sociale »
Car au-delà de ces drôles de véhicules loués par certains parents pour promener leur progéniture lorsqu’ils ne servent pas aux livraisons, Cargonomia revendique son ancrage social et veut sensibiliser les plus jeunes aux vertus du collectif et du raisonné. La transition écologique n’est pas totalement absente du débat politique magyar, mais n’intéresse guère l’opinion et les décideurs. Le gouvernement national-conservateur de Viktor Orbán, Premier ministre réélu en avril 2018 pour un troisième mandat consécutif, après 2010 et 2014, privilégie le repli « illibéral 1 » face au « danger » de l’immigration illégale et les bravades contre Bruxelles et l’Europe aux thématiques environnementales.
« La bioculture et l’agriculture organique, qui ont longtemps été considérées comme des ovnis, suscitent un intérêt ne cessant de grandir auprès de la population et des cultivateurs. Le changement d’état d’esprit s’est accéléré après l’adhésion à l’Union européenne en 2004 et porte ses fruits », tempère Logan Strenchock sous les éclairages immaculés de l’atelier Cyclonomia. Dans cette caverne d’Ali Baba, située en sous-sol, les adhérents de l’association partenaire et amie de Cargonomia peuvent bricoler trois fois par semaine leur petite reine, entourés de cadres de vélo accrochés au plafond et d’outils à leur disposition.
« Il reste encore pas mal de boulot, mais j’ai constaté de par mon expérience qu’il existe de la place en Hongrie pour cette valeur sociale et cette transformation de mode de vie que nous essayons de promouvoir », poursuit Logan. Si la Hongrie des malls ultralumineux à l’américaine, des stades poussant comme des champignons et des entreprises automobiles allemandes (Audi, Mercedes, Opel, BMW en 2020) profitant d’une main-d’œuvre bon marché semble pour l’heure relativement loin de se mettre au vert, les contributeurs, clients et amis de Cargonomia tentent d’inverser la tendance à leur manière.
Photos : Rebeka Csóti.
- Viktor Orban se réclame de la « démocratie illibérale », qui permet, selon lui, de dissocier le libéralisme qu’il rejette, de la démocratie.