Le socle de l’organisation du travail au Monastère de Solan est la recherche constante d’humilité. Pas d’une démocratie avancée. Et la discipline librement consentie de ce collectif est incontestablement un gage d’efficacité. Leur démarche nourrie par leur engagement religieux, qui peut rebuter de nombreuses personnes, souligne en creux les difficultés de conjuguer équité et liberté individuelle dans tous les collectifs laïques.
Dans les livres, les articles ou sur les réseaux sociaux, les fermes agroécologiques sont essentiellement décrites sous l’angle des activités agricoles. Les rapports humains sont rarement mis en avant. L’implication des acteurs dans leurs tâches collectives, la satisfaction des besoins de chacun, le temps consacré à répartir les tâches de manière juste au sein des écolieux : ces pratiques concentrent en réalité l’essentiel des problèmes rencontrés par les collectifs en transition. Au monastère de Solan, le soin apporté aux relations humaines est donc central. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, cela se traduit par une discipline forte plutôt que par d’infinies discussions.
Discipline stricte et grande souplesse
Partager le quotidien des sœurs, c’est être entraîné par une mécanique de précision. Les horaires font l’objet d’un respect strict, chaque étape de la journée étant marquée par le son de la simandre (instrument liturgique en bois) qu’une sœur frappe en faisant le tour du monastère au pas de course. Les repas sont pris en 15 à 20 minutes et en silence, alors qu’une sœur lit des textes. Les tâches sont accomplies avec une concentration palpable dans un univers où les distractions sont rares – même s’il arrive de discuter entre les rangs de vignes ou de salades – et les écrans absents.
Chacune a des responsabilités qui correspondent à ses domaines de compétence, au sein d’une petite équipe où chaque religieuse est libre et autonome. À tout moment, cependant, on peut changer le programme et solliciter les autres sœurs, voire toute la communauté, pour accomplir une tâche urgente. Du reste, globalement les consignes sont très peu débattues et appliquées sans barguigner. « Déléguer est libérateur : cela nous permet, avant tout, de nous consacrer plus entièrement à notre pratique religieuse. Mais cela réduit aussi le nombre de choix à faire et donc les occasions de conflits », explique soeur Iossifia. Vraiment…?
Cette organisation particulière n’est le résultat ni d’une politique « productiviste » des ressources humaines, ni d’astucieuses règles et autres tableaux Excel qui garantiraient l’équité entre les sœurs. « Nous ne tenons pas le compte des heures passées par telle ou telle, et en réalité nous ne cherchons pas vraiment l’équité, explique Mère Hypandia. Notre organisation du travail se fait au plus près à la fois des besoins et des aptitudes de chacun.» De fait, les débats sont rares et les décisions – d’où qu’elles viennent – sont manifestement appliquées avec confiance et implication. Est-ce une forme de docilité ? De dévotion ? Ou simplement le respect d’une autorité légitime ?
« Nous ne tenons pas le compte des heures passées ; en réalité nous ne cherchons pas vraiment l’équité, notre organisation du travail se fait avant tout en fonction des besoins et des aptitudes de chacun»
Un tel mode de gouvernance peut interpeller certains, qui y verraient une privation de liberté. Vu l’importance de ce qu’apporte un tel fonctionnement à la réalisation des nombreux travaux et productions, indispensables au « modèle économique » du Monastère, ils font sans doute de Solan un écolieux à part, peu transposable dans des collectifs laïques. Ce modèle interroge néanmoins le fonctionnement de nos communautés humaines, d’autres formes de démocraties et des approches diverses de “liberté individuelle”. Rien qu’à ce titre, il vaut la peine d’y prêter attention, sans a priori ni prescription, tant l’épanouissement individuel et collectif semble au rendez-vous au sein de cette communauté religieuse.
La quête spirituelle transcende la gestion matérielle
L’higoumène (la mère supérieure du monastère) Hypandia est élue à vie par les autre sœurs. Au sein d’un conseil, elle prend les décisions importantes qui président à la vie de la communauté avec deux autres membres, l’un élu lui aussi par la communauté, et l’autre choisi par soeur Hypandia. « Les décisions très importantes sont aussi abordées par le reste de la communauté dont on prend l’avis en compte, tient-elle à préciser. Cela reste vivant et interactif ! Souvent même nous nous adressons à la maison mère, au monastère de Simonopetra en Grèce. ». Bien des organisations fonctionnent avec des outils de démocratie plus élaborés et effectifs que ceux de cette congrégation. Pour autant, l’entente qui émane de ce collectif de religieuses est indéniablement profonde et stable, même s’il arrive, ailleurs, à ce type de congrégation d’être mise à mal par des conflits insurmontables.
À Solan plusieurs facteurs contribuent à cette harmonie. « Il ne s’agit pas simplement d’appliquer des outils comme la Communication Non Violente ou d’être unies par une vision commune de l’écologie, explique soeur Hypandia. Ce ne serait pas suffisant. La vision qui nous rassemble ici va bien au-delà. » Leur engagement religieux est un ciment puissant pour celles qui ont choisi la voie spirituelle en partie pour mettre leur égo à distance. En situation de conflit possible, chacune a le réflexe ancré, de désamorcer celui-ci, de toujours rechercher en soi l’origine du problème, plutôt que chez l’autre.
« Ce qui nous rassemble va bien au-delà d’une vision commune de l’écologie »
Cette analyse revient dans le discours des autres sœurs qui voient là le cœur de cette organisation : « Notre recherche spirituelle est entière et nous conduit à nous engager sans compter et surtout sans jamais se demander si l’une travaille plus que l’autre. Sans ce détachement et cette confiance, ce serait impossible ». De même, les aléas (économiques, climatiques etc…) sont plus facilement relativisés lorsque la priorité du groupe est une quête spirituelle.
Une mutualisation totale
En plus de leur dévotion religieuse et leur engagement à faire vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, ces sœurs font montre d’un soutien et d’une mutualisation bienvenue dans la gestion des besoins matériels et des tâches (lire notre encadré). Là où certains envisagent avec prudence de partager une chambre d’ami, une buanderie ou des terres agricoles, les sœurs partagent absolument tout – « à l’exception du linge personnel » –, pour se consacrer entièrement à cette nouvelle vie, sans se ménager de plan B.
Dans ces conditions, nul n’a intérêt de poursuivre, en arrière plan, des ambitions individuelles, qu’elles soient personnelles, professionnelles ou financières. « Cette non possession est très libératrice et humiliante à la fois. On est très dépendantes : on doit demander pour tout” explique soeur Iossifia. On le voit bien, la radicalité de cet engagement constitue l’un des atouts du lieu. Il en fait aussi un modèle très singulier, là encore sans doute peu transposable à d’autres collectifs laïques.
Les sœurs partagent absolument tout – « à l’exception du linge personnel » –, pour se consacrer entièrement à cette nouvelle vie
À plusieurs reprises, des membres de collectifs en transition, de tiers lieux et d’oasis sont venus à Solan pour échanger avec les sœurs sur leurs expériences respectives. Ces dernières déplorent que souvent ces groupes rencontrent des obstacles insurmontables pour des motifs relationnels. « Ces collectifs, quels que soient leurs efforts, sont immergés dans une société très individualiste qui ne les épargne pas. C’est un vrai frein, regrette sœur Iossifia. Chacun s’agrippe d’abord à ses droits individuels plutôt qu’à ses devoirs : nous confondons nos besoins et nos droits. Il faut parfois être plus humble. »
Ce constat et le fonctionnement général de cette communauté nous questionnent avec force. Car, en creux, leur modèle de gouvernance souligne toute notre difficulté, dans de nombreux écolieux laïques, à conjuguer libertés individuelles et mode de vie et d’action au service de la communauté créée. Or, nos enquêtes l’attestent : lorsqu’on ne prend pas soin des besoins de chacun et de ceux du groupe, parfois contradictoires, des personnalités qui composent le collectif tout en permettant de passer chaque fois que nécessaire du « je » au « nous », ces écolieux volent très souvent en éclat…
Sources Photos : Lionel Astruc
Par Lionel Astruc et Colibris.