L’alimentation et la sécurité sont intimement liées. C’est le point de vue de Stéphane Linou, pionnier du mouvement locavore de l’Aude et ancien élu local, qui a récemment publié Résilience alimentaire et sécurité nationale. Oser le sujet et le lier à celui de l’effondrement (The Book Edition, 2019). En cette période de crise sanitaire, pour Kaizen Magazine, il remet au goût du jour ce qu’il appelle le « plus vieux sujet du monde » : la sécurité alimentaire. Entretien.
Stéphane Linou – © Xavier Terrien – Voix du Midi Lauragais
Stéphane Linou, la crise sanitaire du Covid-19 met-elle en danger notre sécurité alimentaire ?
Ce qui est certain c’est qu’elle devrait être l’une de ces claques pédagogiques dont on a parfois besoin pour prendre conscience des choses. Lorsque j’ai monté les premières Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne de l’Aude, c’était aussi pour construire des périmètres de sécurité alimentaire. pour alerter sur le degré d’insécurité alimentaire de notre territoire [NDLR, Stéphane Linou s’est lancé le défi en 2008 de ne manger que des aliments produits à moins de 150 kilomètres pendant un an]. Le titre de mon expérience, c’était : « Permettre à un territoire et à sa population de se nourrir localement : une question d’ordre public ». C’était en 2008. Et je me basais justement sur le scénario d’une épidémie grippale de niveau 6, comme définie par l’Organisation Mondiale de la Santé, qui bloquait toute la chaîne d’approvisionnement alimentaire. Aujourd’hui, avec le confinement, elle n’est certes pas à l’arrêt mais elle est fortement ralentie. Donc que fait-on pour garantir notre autonomie et notre résilience alimentaires ?
Quel lien faites-vous entre la pérennité de notre système alimentaire national et d’autres sujets comme le climat, la biodiversité, la finance et l’action des pouvoirs publics et privés ?
Notre système alimentaire national est sous perfusion. Avec le pétrole que nous n’avons pas. Avec notre dépendance aux engrais et aux pesticides. Avec la main d’œuvre que l’on importe d’autres pays. Et enfin avec la mécanisation et les transports qui fonctionnent aux énergies fossiles. Ils sont comme des EHPAD à ciel ouvert : dépendants et non-autonomes. Ce qui pose problème aujourd’hui, c’est que nos territoires de production alimentaire ne sont plus les territoires de consommation.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier le dérèglement climatique, qui fait notamment baisser les rendements de manière exponentielle, et la contraction énergétique à venir qui va causer une augmentation du prix des intrants. Il y a aussi la dégradation des sols et l’effondrement de la biodiversité qui fragilisent notamment nos productions alimentaires. Il faut traiter tous ces sujets en même temps. On pourrait faire d’une pierre quatre coups !
Pourquoi lier les questions d’alimentation et de sécurité, comme vous l’avez fait dans votre ouvrage ?
J’ai essayé de dépoussiérer le plus vieux sujet du monde. On a commencé par être chasseur-cueilleur, en courant après la nourriture. Puis, on a inventé l’agriculture au Néolithique. On a ensuite sécurisé les grains en se regroupant en communautés et en villages. C’est à ce moment-là que les espaces sont devenus des territoires. Dorénavant, c’est la nourriture qui vient à nous, sans que l’on ne s’intéresse comment ni au jusqu’à quand.
Il faut savoir que la légitimité politique des consuls, les ancêtres des maires, se basait sur la garantie de quatre sécurités : extérieure (l’édification et l’entretien des remparts), sanitaire (la lutte contre les épidémies et la mise en place d’un système d’assainissement collectif), intérieure (l’ordre public) et alimentaire (il devait y avoir suffisamment de nourriture dans les dans les stocks de la ville). Des polices des grains et de la viande ont d’ailleurs été créées pour assurer spécifiquement cette sécurité alimentaire. Dans mon livre, j’évoque comment un historien a retrouvé dans les archives de la ville de Narbonne un arrêté municipal disposant l’interdiction de afin de les conserver pour les grains. Ils avaient gardé le souvenir d’une disette s’étant déroulée quelques années auparavant. On avait là une préoccupation collective qui se rajoutait à une préoccupation individuelle parce que chacun avait un bout de jardin. Là, ça sauvait les meubles !
Dans le cadre de vos recherches, vous avez interrogé des fonctionnaires de la sécurité intérieure mais aussi des militaires. Selon-vous, ces services de l’État sont-ils préparés à un effondrement de notre système alimentaire ?
Pas du tout. C’est une question qui est complètement sortie de la tête des populations mais également des politiques et de la technostructure. Par exemple, l’alimentation n’est pas complètement prise en compte dans la Loi de programmation militaire. Actuellement, le foncier nourricier n’est pas protégé. Les paysans et les fermes ne sont pas protégés non plus, alors qu’ils devraient être considérés d’une part comme des Opérateurs d’Importance Vitale (OIV) et d’autre part comme des Points d’Importance Vitale (PIV)[1]. De plus, il n’y a même pas de stock stratégique alimentaire d’Etat !
Prenons par ailleurs un autre exemple, celui de la Loi de modernisation de la sécurité civile de 2004. Elle ne prend même pas en compte la question de la sécurité du système alimentaire ! Elle dit cependant que chaque citoyen doit être acteur de la sécurité civile en alertant sur les nouveaux risques. C’est ce que je fais depuis 20 ans.
Stéphane Linou – Photo issue de sa galerie personnelle
La fragilité de nos systèmes alimentaires est-elle dûe à la spécialisation du travail en fonction des pays (par exemple la Chine et son industrie textile) et au productivisme de notre système économique ?
Pas forcément. On était sur cette dynamique là avant que la Chine ne se réveille. Cette spécialisation a débuté avec l’essor des transports thermiques et des énergies faciles (sic), charbon et pétrole. Elles nous ont permis de nous affranchir de l’espace et du temps. A partir de là, on a abandonné les territoires qui garantissaient notre subsistance alimentaire localement. Il y a eu une grande accélération pendant les « 30 Glorieuses » avec une utilisation des intrants et une mécanisation à outrance. La théorie des avantages comparatifs [NDLR, liée à la spécialisation du travail internationale] ne peut être vérifiée seulement lorsque le transport ne coûte rien. Il faut une énergie magique pour ça. Celle des énergies fossiles, que j’appelle « faciles ». Sapiens n’est pas fait pour ces énergies. Elles nous ont fait sortir du bon sens. Elles ont fabriqué ce que j’appelle des « externalités d’insécurité » (sic). En fait, acheter un produit qui vient de loin revient à fabriquer de l’insécurité sur notre territoire.
Peut-on dire que la France est autonome du point de vue alimentaire ?
Non. Car on détruit nos « organes nutritifs et alimentaires » locaux. On se retrouve donc avec une autonomie alimentaire des aires urbaines de 2% ; et pendant ce temps-là, 97% de ce qui est produit dans ces aires urbaines est exporté[2]. Ça va dans les deux sens ! L’ultralibéralisme pour tout et n’importe quoi est incompatible avec une politique de gestion des risques. Les libéraux qui n’ont que le régalien en tête (sécurité, défense et justice), par exemple, ne se préoccupent pas de la possibilité d’une cyberattaque sur la chaîne logistique alimentaire. Alors mettons-nous à table avec les libéraux pour parler régalien. Et, juste un chiffre, regardons notre dépendance au pétrole : aujourd’hui c’est 7 calories fossiles pour 1 calorie alimentaire [NDLR, 8 à 10 calories pour les pays dits « occidentaux », d’après Claire Monot in Quel est le coût énergétique de notre alimentation ?, Août 2000)].
Pablo Servigne, agronome connu pour ses recherches sur l’effondrement des sociétés, a également travaillé sur l’alimentation. Il a écrit Nourrir l’Europe en temps de crise, un rapport pour le Parlement européen paru en 2013. Il y explique que face à un effondrement systémique prochain, la solution est une transition écologique et planifiée des politiques publiques. Partagez-vous son point de vue ?
Bon, je ne suis pas un soviétique. Protéger n’est pas gérer ! Je ne suis pas adepte de l’économie planifiée. En revanche, je suis pour une économie encadrée, une sanctuarisation de certains secteurs, notamment en ce qui concerne le foncier nourricier. En guise de mesures fondamentales, je proposerais : d’inscrire ce sujet à l’agenda du Conseil de Défense et de Sécurité Nationale (CDSN) qui pourrait valider les orientations suivantes mais également de sanctuariser tous les « communs » en élargissant les décrets Montebourg aux ressources naturelles.
La sénatrice Françoise Laborde a par ailleurs adressé dans le courant du mois de mars un courrier au Président de la République à ce sujet. Elle lui a demandé la création d’un groupe de travail pluridisciplinaire pour étudier l’idée d’un « Etat stratège et localement planificateur » qui organiserait la résilience alimentaire. L’alimentation n’est aujourd’hui pas considérée comme un secteur stratégique. Donc on artificialise, on vend aux Chinois et des zones commerciales sont construites sur les meilleures terres comme dans l’Aude, autour de Castelnaudary [NDLR, Stéphane Linou y vit]. Plus on construit sur des terres nourricières, plus on met un coup à notre autonomie alimentaire et donc à notre sécurité.
Vous avez créé le premier module universitaire de France sur l’effondrement de notre société, intitulé « Risques d’effondrements et adaptations », à CY Tech, anciennement l’Ecole internationale des sciences du traitement de l’information (EISTI). Considérez-vous que l’ensemble des cursus de l’enseignement supérieur doivent comporter des formations de base sur les risques écologiques et sociaux ?
C’est la moindre des choses de former au B.A.BA, avec une approche systémique, sur ces questions-là. Peu de personnes savent que l’économie est un sous-produit de l’écologie [NDLR, la croissance d’une économie est limitée par les ressources naturelles finies]. Faites un sondage, vous verrez que plus personne ne le sait. Il faut revenir aux fondamentaux. Nous sommes des êtres-vivants comme les autres. Il faut arrêter de se croire au sommet d’une pyramide. On ne doit pas prélever plus que ce qui est nécessaire. S’il y a une économie humaine quantifiable, c’est parce qu’il y a d’abord des ressources. Lorsqu’il y a de tels déséquilibres, il y a des tensions et il y a du désordre. Qui dit désordre dit violence. C’est pour ça que j’ai articulé trois mondes qui ne se côtoient pas assez : le monde de l’écologie, le monde des militaires et le monde de la gouvernance.
Auriez-vous un livre, un film et une série à conseiller ?
Parmi les livres : Antimanuel d’économie de Bernard Maris. Pour les films : La Belle Verte et La Route. Il faut être accroché pour ce dernier. Je n’ai surtout pas envie qu’on vive ce scénario-là, c’est pour ça que je me bats. Et prenez enfin Albator.
Propos recueillis par Marius Matty
[1] Un OIV est un opérateur public ou privé qui a à sa charge « une ou des installations dont le dommage ou l’indisponibilité ou la destruction par suite d’un acte de malveillance, de sabotage ou de terrorisme risquerait, directement ou indirectement d’obérer gravement le potentiel de guerre ou économique, la sécurité ou la capacité de survie de la Nation ou de mettre gravement en cause la santé ou la vie de la population ». Un PIV concerne une partie ou l’ensemble de la production de l’OIV que celui-ci considère comme « névralgique » d’après l’Instruction générale interministérielle relative à la sécurité des activités d’importance de 2008.
[2] Utopies, Autonomie alimentaire des villes. État des lieux et enjeux pour la filière agro-alimentaire française, Note de position n°12, 2017. URL : http://www.utopies.com/fr/publications/autonomie-alimentaire-des-villes
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