La théorie quantique décrit magnifiquement la matière à l’échelle des atomes. Mais concerne-t-elle l’ensemble de la nature? La biologie des organismes vivants? Et pourquoi pas notre cerveau? Petit tour d’horizon des recherches qui nous font vibrer.
Jusqu’à un certain point, la biologie peut être comprise en termes de chimie et de physique classiques. Mais à tous les niveaux ? En physique se produisent de subtils effets quantiques qu’on ne peut comprendre en ces termes. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les systèmes biologiques ? », écrivait Brian Josephson 1, professeur de physique à Cambridge, en paraphrasant les idées d’Erwin Schrödinger. Lequel s’est d’ailleurs penché très tôt, avec Werner Heisenberg ou Niels Bohr, sur la spécificité des systèmes vivants, dont la mécanique quantique pourrait expliquer certaines propriétés. Plus encore, ses réflexions sur la structure génétique ont été déterminantes pour les travaux de Francis Crick, le codécouvreur de la forme torsadée de l’ADN. Schrödinger a notamment signé en 1944 un essai qui a eu une très grande influence sur la recherche après-guerre : Qu’est-ce que la vie ? Il y détaille par exemple pourquoi un organisme a besoin d’atomes en grand nombre pour échapper aux effets de l’indétermination quantique.
L’EXPÉRIENCE DU CORPS VERT
Plusieurs décennies plus tard, la biologie quantique s’impose comme une évidence dans les laboratoires. Prenons la photosynthèse. La chlorophylle, ce pigment vert de la famille des protéines chromophores, se révèle une excellenteantenne collectrice de lumière. Elle est capable d’entrer en résonance avec certaines longueurs d’onde lumineuse et de transformer l’énergie électromagnétique en énergie électro- chimique. Avec d’ailleurs un niveau d’efficacité et des rendements, parfois supérieurs à 95 %, qui font pâlir d’envie toute la communauté scientifique. Les premières observations datent de 2007. Lorsque des chercheurs de l’université de Berkeley qui étudiaient la photosynthèse purent suivre« à la trace » l’excitation énergétique provoquée par une brève impulsion lumineuse se propageant en cascade dans les chromophores dans un état de « superposition » purement quantique. « Un peu comme si l’excitation pouvait “sentir” le bon chemin sans avoir à les visiter tous un par un », résume à sa façon Gregory Engel, l’un des auteurs de l’étude. Cette cohérence quantique a été confirmée en 2013 par Alexandra Olaya-Castro, une chercheuse d’origine colombienne. « Le transfert d’énergie dans les macromolécules impliquées dans la captation de la lumière est assisté par desmouvements particuliers des chromophores », a-t-elle expliqué lors d’une conférence TED. « Nous avons trouvé que les propriétés de certaines vibrations qui assistent le transfert d’énergie durant la photosynthèse ne peuvent jamais être décrites par des lois classiques. » Ailleurs, en 2010, une autre équipe avait révélé que des superpositions quantiques sur- viennent dans certaines algues, à des températures ordinaires. Problème : comme au temps du corps noir, les observations des chercheurs défient les attentes de la théorie.
Qu’elle soit végétale ou cellulaire, la biologie quantique n’est donc plus un fantasme. Les symposiums sur le sujet se multiplient. Et elle est au cœur d’audacieux programmes de recherche s’inspirant de la nature et du vivant, dont le bio- mimétisme. Il peut s’agir, par exemple, de réaliser des pan- neaux solaires incorporant les enseignements de la photo- synthèse végétale. Ou encore, en appliquant les propriétés quantiques de l’odorat mises en évidence depuis peu, d’imaginer des capteurs artificiels d’odeurs pour « renifler » nos aliments, nos lieux de vie et notre environnement proche ou lointain. Voire d’étudier les facultés quantiques impliquées dans le sens de l’orientation des oiseaux migrateurs, à travers une protéine bien particulière, le cryptochrome, suffisamment sensible à la lumière et au champ magnétique terrestre pour fonctionner comme un GPS embarqué.
LES QUANTA DU VIVANT
Maintenant, rentrons à l’intérieurde nous-même. Prenons nos cellules :elles rayonnent de lumière ! Une lumière biologique que l’on appelle biophoton, et que l’on sait dorénavant cartographier… et quantifier. Rappelons que la particule lumineuse, le photon, est le support de l’unité de base de la physique quantique : le quantum. L’empilement de ces quanta d’énergie est véhiculé, transporté, échangé par les photons des différentes fréquences du spectre lumineux. On retrouve cette émission de lumière biologique chez les animaux bioluminescents aussi. À vrai dire, tout le règne du vivant est concerné. Les champignons et les levures émettent des ultraviolets. Chez les mammifères, la lumière est bleu-vert, mais plutôt rouge au sein des cellules végétales.
C’est d’ailleurs de végétaux que le biologiste russeAlexander Gurwitsch rapporta la première observation d’une lumière émise par un organisme vivant. Ces bio- photons ont ensuite pu être mesurés au milieu des an- nées 1970 par Fritz-Albert Popp, à l’Institut international de biophysique de Neuss, en Allemagne.
Très difficiles à détecter, car produits par certaines parties du corps ou d’un même tissu, puis absorbés par d’autres, les biophotons ont de multiples origines. Une partie d’entre eux provient des tissus que l’on déforme, étire ou presse. Ces déformations, en générant des charges élec- triques, peuvent libérer des étincelles lumineuses. Autre origine possible, les globules blancs qui, dès lors qu’ils rentrent en action, produisent de la lumière. Il y aurait 25 milliards de leucocytes dans le corps humain, chacun rayonnant entre 4 et 20 biophotons selon son activité.
Une haute activité de ceux-ci, liée à une dispersion d’énergie ou à une réaction immunitaire, est source d’une émission lumineuse élevée.
Depuis près de quarante ans que l’on filme les biophotons, des constantes sont aussi apparues. En 2011, dans la revue Nexus, le biophysicien néerlandais Roeland van Wijk, qui a pris la suite de Popp, explique : « L’émission bio- photonique n’est pas uniforme. La tête est toujours la zone la plus émettrice. Si vous descendez plus bas, de la gorge au thorax, puis à l’abdomen, les émissions du corps dimi- nuent progressivement. » Des variations lumineuses ont aussi été observées en fonction des heures de la journée, augmentant au fil du jour, avec un pic durant la nuit, avant de redescendre. Elles suggèrent un véritable rythme circadien, sur vingt-quatre heures. « Si on élargit les me- sures, sur un mois ou une année, on peut également mettre en évidence un cycle annuel, calqué sur le rythme des saisons, avec des émissions plus importantes en été qu’en hiver. »
DE LA NON-SÉPARABILITÉ DU CERVEAU
Pourrait-il y avoir un rapport entre la physique quantique – qui a décrit à merveille le comportement de lamatière et du rayonnement aux échelles de l’infiniment petit – et le fonctionnement del’esprit humain ? Niels Bohr, dès 1927, en était convaincu. Il observait que la psychologie mélange inextricablement l’objet qu’elle étudie – l’esprit humain– et le sujet qui l’explore. Certains psychologues suggèrent d’ailleurs que nos perceptions, nos pensées, nos attitudes obéiraient essentiellement à des lois quantiques. Bien sou- vent, par exemple, nos processus « cognitifs », la manière dont nous agissons seraient indéterminés, multiples et superposeraient tous les états mentaux et leurs cheminements possibles… Les idées finalisées, les décisions, les comportements ne cristalliseraient qu’en dernier lieu. Petit air de déjà vu ? Depuis un siècle, les physiciens nous disent qu’une particule quantique vit dans la superposition de ses « états propres » ; et ce n’est qu’au moment d’être mesurée qu’elle nous apparaît comme une particule localisée et aux propriétés définies.
Récapitulons : projections probabilistes, superposition d’états, oscillations, interférences… Toutes ces étrangetés rencontrées en psychologie expérimentale sont aussi caractéristiques de la physique quantique. Plusieurs spécialistes du cerveau et penseurs de pointe envisagent d’ailleurs directement notre cerveau comme un outil quantique de traitement de l’information. Le neurologue Karl Pribram, par exemple, conçoit le cerveau comme un ordinateur quantique. Le neurophysiologiste, prix Nobel de médecine, John Eccles ou, plus récemment, le mathématicien Roger Penrose et l’anesthésiologiste Stuart Hameroff ont eux aussi proposé que le phénomène de la conscience serait lié à des processus quantiques dans le cortex. « La pensée est non pas le résultat des activités synaptiques, mais un champ de conscience dépourvu de masse et d’énergie qui exerce une influence sur la transmission de l’influx nerveux en activant certaines particules élémentaires dans les synapses, écrit John Eccles en 1977 dans Évolution du cerveau et création de la conscience. Le problème est qu’en science, l’influence d’un élément immatériel sur des organes matériels viole toutes les lois de la physique, en premier lieu celle de la conservation de l’énergie. Mais c’est pourtant bien ce qui se passe. » La perspective d’un cerveau, d’un être vivant, d’une nature fondamentalement quantiques, est bien différente du monde que nous dépeignait la science préquantique. « Le mélange subtil d’aléatoire et de déterminisme traverse de part en part ce qu’onpourrait appeler aujourd’hui la cosmogonie scientifique », rappelle le physicien français Michel Spiro dans Le Plus Grand des Hasards : surprises quantiques (Belin, 2010). C’est grâce à ce mélange de lois et de liberté-hasard que la nature, depuis toujours, innove, se ramifie, diversifie ses fruits de niveaux de complexité supérieurs…
Ainsi, plus rien dans la science actuelle ne légitime l’être humain comme un automate perdu dans un monde à la fois prédéterminé et vide de sens. Il hérite de la créativité du cosmos, et retrouve son libre arbitre, son droit à l’incertitude, son rôle d’observateur conscient et coacteur du monde – ce qui fait le sel d’une vie humaine. Le paradigme quantique nous émancipe et nous responsabilise. La démonstration que « la nature fait bien les choses » ?
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1 Brian Josephson & Fottini Pallikari-Vinas,
« Biological Utilization of Quantum NonLocality », Foundations of Physics, vol. 21 (2), 1991.