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samedi 23 novembre 2024
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Comment dépasser l’éco-anxiété ?

Marches pour le climat, actions de désobéissance civile, procès de l’inaction climatique… Les sursauts démocratiques pour un réveil écologique se succèdent, preuves d’une prise de conscience grandissante. Mais celle-ci va de pair avec la « solastalgie », ces craintes et angoisses face au dérèglement climatique. Pour décrypter ce symptôme, interview croisée entre Barbara Bonnefoy, maîtresse de conférences au Laboratoire Parisien de Psychologie Sociale à l’Université Paris Nanterre et Charline Schmerber, psychothérapeute.

Que pensez-vous des termes « éco-anxiété », « solastalgie » ?

Barbara Bonnefoy (BB) : La psychologie sociale n’a pas encore théorisé l’éco-anxiété. Cela dit, on constate que le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement ne sont pas des questions neutres sur le plan émotionnel. Je ne crois pas que l’anxiété soit l’émotion majoritaire, ni la colère ou l’impuissance, sinon nous serions des millions dans les rues ! Le problème, c’est que l’anxiété est paralysante, elle ne nous encourage pas à être créatifs.

Charline Schmerber (CS) : Pour moi, le terme « éco-anxiété » nous fige dans quelque chose d’assez anxiogène, dont on ne connaît pas la cause. Je vois beaucoup plus de nuances dans la solastalgie. Ce terme désigne un ensemble de ressentis : une forme de détresse psychique qui va au-delà de l’anxiété et de l’angoisse. La solastalgie suit un peu toutes les émotions que l’on retrouve sur la courbe du deuil. Tristesse, peine, colère, peur… On peut avoir peur de l’effondrement, de ressentir le réchauffement climatique, mais aussi de perdre ce à quoi on est habitué.e.s, notre confort de vie, nos certitudes… La solastalgie nous met face à une grande question existentielle, celle de notre propre mort. L’accélération du dérèglement climatique vient raviver cette vérité insupportable.

Dans notre société borderline, nous évoluons avec cette croyance qu’il n’y a pas de limites, que l’on peut tout faire, qu’il n’y a plus de mort. Or, la question de notre environnement qui se dégrade vient ébranler ces certitudes, elle pose une limite. Notre action humaine a bien un impact sur l’environnement. Le danger, c’est lorsque ces états deviennent trop extrêmes et que cela nous fige, nous enferme dans l’inaction et l’isolement.

Depuis cet été, nous avons l’impression d’entendre parler de plus en plus d’éco-anxiété. Comment l’expliquer ?

BB : À un moment, nous parlions d’éco-fatigue : ces personnes qui se sentaient découragées d’agir et arrêtaient de le faire. On s’imagine que tout va changer d’un coup. Mais on se rend compte que le changement est très long et les résistances très fortes. C’est un problème complexe. Nous sommes dans cette période où la mondialisation est finie, le monde est global. Au XXe siècle, nous percevions les problèmes avec une dimension temporelle et spatiale plus restreinte. Or le problème est plus global aujourd’hui, plus insaisissable. Ces changements d’échelle sont réels, et notre manière de les appréhender nous demande de réfléchir autrement. Et nous n’en sommes peut-être pas tout de suite capables.

CS : Cela s’est surtout accentué avec les vagues de canicule de l’été dernier. Ce qui était lointain dans l’imaginaire, ce que l’on remettait à plus tard, commence à être vécu. Le changement climatique devient un vrai sujet parce que cela passe par le corps, nous le ressentons vraiment. Je pense que la solastalgie va devenir un problème de santé publique qu’il va falloir traiter collectivement.

Comment sortir de cette détresse psychique qu’est l’éco-anxiété ?

CS : Cela passe par le fait de pouvoir accueillir les différentes émotions. Il est important de pouvoir poser sa peine, aller au fond de ce ressenti d’impuissance pour retrouver du sens. Il n’y a pas de parcours-type. La solastalgie peut faire écho à des traumatismes individuels, propres à chacun.e. L’idée n’est pas de nier le problème environnemental, mais de retrouver l’action. C’est le sentiment d’impuissance sur sa vie personnelle qui fait peur. Quand on sait que cela va changer, cela permet d’agir ! Il faut être lucide, dire les choses. Plus on se prépare tôt à l’effondrement, même si le processus sera long et progressif, plus on pourra réfléchir à ce qui va changer.

Marche du siècle pour le climat, le 16 mars 2019 à Paris / ©Maëlys Vésir

Marche du siècle pour le climat, le 16 mars 2019 à Paris / ©Maëlys Vésir

Pour sortir de l’éco-anxiété, il faut donc être dans l’action. Pensez-vous que les actions de désobéissance civile, qui se multiplient aujourd’hui, soient des moteurs efficaces ?

BB : Tout dépend de l’action. En psychologie, on utilise le modèle du stress par exemple. Quand je dois m’adapter à une situation stressante, qui excède mes ressources, j’ai trois réactions possibles : soit je suis dans l’émotion (et je pense que c’est là que réside l’éco-anxiété) ; soit je suis dans le déni (je continue comme si de rien n’était) ; soit je suis dans l’action (je trouve des solutions). Je pense que la désobéissance civile est une forme de solution. Elle permet d’agir. Vous avez différentes formes d’action : le changement du style de vie, des actions plus radicales, etc. En ce moment, je m’intéresse particulièrement à l’écoféminisme. Je pense notamment à Vandana Shiva, cette militante indienne qui donne aux paysans des graines issues de l’agriculture locale en acte de désobéissance. Je pense aussi aux Faucheurs d’OGM. Ces formes d’action me paraissent très concrètes et fructueuses. Elles connectent les gens entre eux et à leur environnement. Ces mouvements sont très inspirants pour trouver des solutions à la fois pour l’individu, le collectif et la nature et qui aient du sens.

CS : Je pense que cela passe en partie par les petits gestes, l’action individuelle au quotidien. On a besoin de ressentir que notre démarche fait sens, pour retrouver cet élan vital d’aller de l’avant. J’invite également à rejoindre des réseaux et ne pas rester isolé.e. C’est important de tisser des liens, de se rapprocher de groupes ou d’actions qui aient du sens pour soi. C’est l’individualisme et la compétition qui nous ont perdu.e.s. Il faut retrouver l’entraide.

De plus en plus de récits émergent sur l’effondrement de la civilisation telle qu’on la connaît. Quel regard portez-vous sur la collapsologie ?

BB : Sur la théorie en tant que telle, je ne pourrais pas la critiquer. Cependant, la théorie de l’effondrement peut générer de l’anxiété parce qu’elle fait peur. Elle peut faire écho à notre peur primaire de mourir un jour. Et puis, elle peut pousser à l’inaction. Certaines personnes peuvent se dire : de toute manière, le changement va se faire sans moi, tout va s’arrêter inexorablement et je n’aurai qu’à m’adapter à cette situation. C’est assez contre-productif par rapport au changement qui est demandé. L’appel à la peur peut engager une marge de la population à avoir une action radicale, mais cela ne concernera pas la majorité des gens.

Il y a pourtant, dans la théorie de l’effondrement, la dimension d’un monde nouveau à construire. Cela peut-il être un bon moteur d’action ?

BB : Ce qui pousse à l’action n’est pas la peur de mourir. D’autres leviers peuvent nous pousser à l’action. Soit on sait déjà ce qu’on doit faire et on le fait. Soit on ne le sait pas vraiment et on prend exemple sur les autres. Selon notre environnement, nous sommes des êtres sociaux et nous nous imitons les uns les autres. Or, ce n’est pas la sobriété qui est valorisée aujourd’hui, mais plutôt la consommation, la dépense, les signes extérieurs de richesse… Donc il faut donner l’exemple.

CS : Pour sortir de cette éco-anxiété, on peut réfléchir au positif, à ce que l’on pourra y gagner, de quelle manière on peut transformer sa vie et avoir un impact. Par exemple, je pense que notre rapport au temps va changer, que nous allons prendre plus de temps, ce qui est une bonne chose ! Dans Le Bug humainSébastien Bohler parle de notre société de l’immédiateté. Je pense que ce mode de consommation n’est pas respectueux de ce dont l’humain a besoin. Et il est important de pouvoir changer quelque chose qui n’est pas bon pour soi. En étant lucides, nous pouvons être les co-constructeur.trice.s de ce monde qui va émerger !

Justement, Sébastien Bohler préconise de valoriser les gestes positifs, pour que le prestige social provienne de ces bonnes actions… 

BB : Bien sûr ! Pourquoi les gens s’achètent des 4×4 ? Parce qu’aujourd’hui, c’est un signe extérieur de richesse, qui est socialement valorisée. Le jour où tous les chef.fe.s d’État rouleront en trottinette, on trouvera cela trop cool ! Mais pour le moment, ce qui est socialement valorisé, ce sont les voitures, la grande maison, partir à l’autre bout du monde… C’est plutôt la consommation, l’opulence. La question de la production de ces objets passe à la trappe, elle peut même devenir ennuyeuse. Correspondre à la norme, c’est ce qui nous procure le plus de plaisir parce qu’on a une immense satisfaction d’être désiré.e.s des autres.

Certaines émotions comme la honte peuvent être aussi des leviers d’action. Si j’ai honte, je ne reproduirai plus certains comportements. Mais cela ne changera pas tout, cela n’aura d’impact que sur une petite échelle. En psychologie sociale, nous constatons que l’individu est très influençable. Ce dernier ne se battra pas seul contre toute.s. Or, le collectif est encore déterminé par le politique. Par exemple, l’interdiction du plastique à usage unique oblige les gens à modifier leur comportement, et cela vient assez facilement, finalement…

Donc vous seriez plutôt partisane d’une transition qui viendrait par le haut ?

BB : Non, je pense que la société civile a des demandes fortes et que l’on a besoin d’être actif.ve.s. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de mouvements pour demander au politique d’agir. Mais je ne pense pas qu’il y ait une solution qui porte uniquement sur les individus, les entreprises ou le politique… C’est un ensemble, parce que le sujet est humainement et socialement complexe. Il y a un vrai problème social également. La question de l’écologie appelle à celle des inégalités. Certaines personnes sont complètement captives de leur environnement, elles ne peuvent pas manger de produits locaux, ou éviter de prendre leur voiture. Nous ne sommes donc pas tous à égalité face à l’écologie.

« Fin du monde, fin du mois » : les luttes sociales et écologiques se rejoignent à la Marche du siècle pour le climat, le 16 mars 2019 à Paris / ©Maëlys Vésir

« Fin du monde, fin du mois » : les luttes sociales et écologiques se rejoignent à la Marche du siècle pour le climat, le 16 mars 2019 à Paris / ©Maëlys Vésir

Charline Schmerber, vous dites être passée vous-même dans cette situation d’éco-anxiété. Comment en êtes-vous sortie ?

CS : J’étais dans cette quête de sens, cette recherche d’alignement. Je me posais les questions suivantes : qui ai-je envie d’être, dans ce monde qui va changer ? Comment est-ce que j’ai envie de m’inscrire dans ce monde ? C’est une recherche d’identité, de laquelle découlent les actions. J’ai eu besoin de lire beaucoup de choses sur l’effondrement, pour vérifier, comprendre ce qui se passait. Puis, j’ai traversé toute cette courbe de deuil et je me suis demandée comment je pourrais agir, par rapport à mon métier. M’intéresser à la solastalgie et créer mon site internet avaient du sens. Je me forme actuellement à l’éco-psychologie, parce que je suis convaincue que notre rapport à la nature n’est pas juste et que l’on irait mieux si on entretenait un rapport plus harmonieux avec elle.

Aujourd’hui, je me préserve également des espaces intimes. Je n’ai plus internet chez moi par exemple, parce que je souhaite poser un cadre. Désormais, je préfère être libre de rechercher une information lorsque je le décide. Mon rapport au monde s’est transformé. Je suis au clair sur le fait que notre société ne va pas bien. Mais j’ai besoin, pour continuer de vivre, de me préserver des espaces de sécurité où je ne m’abreuve pas de mauvaises nouvelles.

J’ai aussi un rapport au temps différent. Comme on ne sait pas de quoi demain sera fait, mon quotidien a beaucoup plus de saveur. Il est beaucoup plus précieux. C’est important, de s’ancrer dans le présent pour vivre aussi des moments de joie !

Propos recueillis par Cypriane El-Chami


Encadré :

La solastalgie est un néologisme créé en 2005 par Glenn Albrecht, philosophe de l’environnement et professeur au département d’études environnementales de l’Université de Murdoch en Australie. Ce dernier définit la solastalgie ainsi : « Contrairement à la nostalgie (cette mélancolie ressentie par les individus lorsqu’ils sont loin de chez eux), la solastalgie est une détresse ressentie par le fait que le dérèglement climatique impacte des personnes directement connectées à leur environnement local. »


En savoir plus :

Charline Schmerber prépare une étude quantitative sur la solastalgie et l’éco-anxiété. Pour y participer, cliquer ici.


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