« Marcher dans une forêt entre deux haies de fougères transfigurées par l’automne, c’est cela un triomphe. Que sont à côté suffrages et ovations 1 ? » Cioran, penseur réputé pour son nihilisme, n’aimait rien plus que de longues marches dans la nature, où il puisait vraisemblablement inspiration et réconfort.
L’autre jour, en bavardant avec une amie, je lui expliquais que j’avais besoin de marcher tous les jours dans le vert, de me balader une heure, sans but, juste pour faire du bien à mon corps et nettoyer mon esprit. Et que je ne refusais jamais une proposition de promenade. Mon amie en riait, et me racontait qu’elle était obligée de faire la même chose plusieurs fois par jour, mais pour son chien. Je songeais alors que ce qu’elle faisait pour son chien, cela me faisait du bien de le faire pour moi ; j’étais à la fois le maître et le chien, le chien de moi-même : une moitié infatigable et toujours prête à sortir ; une moitié parfois plus paresseuse et rapide à trouver des arguments pour rester dedans (trop tôt, trop tard, fatigué, trop à faire…)
Mais c’est toujours le chien en moi qui gagne : le mauvais temps ne me dissuade jamais ; je m’équipe en conséquence. Et les promenades sous la pluie ont ceci de savoureux qu’on y est seul, que les odeurs y prennent une note particulière : un plaisir supplémentaire !
Lors de mes marches dans les bois, je croise de plus en plus de troupeaux de chiens, accompagnés de dog-sitters, souvent des femmes. Ces bandes sont sympathiques et amusantes : les chiens ont de bonnes têtes, appartiennent à des races variées, ont des comportements sociaux très différents, entre les leaders et les suiveurs ; leur joie d’être ensemble à galoper et renifler dans la nature fait plaisir à voir. Mais les croiser ne me réjouit pas pleinement : leurs accompagnatrices hurlent régulièrement pour les rappeler à l’ordre, c’est moins agréable que les chants d’oiseaux. Et leur présence est un symptôme : leurs maîtres les ont achetés pour un prix élevé et n’ont pas le temps de s’en occuper. Drôle d’époque…
Je croise aussi parfois, même dans les bois, des humains juchés sur des trottinettes électriques et autres gyropodes motorisés. Sous prétexte d’économiser nos forces et nos articulations, ces engins nous privent – entre autres bienfaits – de cette source gratuite et écologique d’émotions positives que représente la marche. Absurde quand on sait la grande fréquence des symptômes de stress et de dépression !
Psychiatres, psychologues et autres soignants ne devraient-ils pas proposer à leurs patients des consultations marchées, dans les jardins publics du quartier ? Ils rejoindraient ainsi la prestigieuse filiation des philosophes péripatéticiens (du grec peripatetikós : « qui aime se promener »), dont Aristote fut le chef de file. Car la marche, de nombreuses études l’ont prouvé, a d’autres vertus que celles de nous remonter le moral : elle facilite la créativité, la concentration, la neurogenèse, freine le déclin cognitif, etc. Mais ceci est une autre histoire… Et d’ailleurs, il est maintenant temps pour vous d’aller vous dégourdir les jambes !
Par Christophe André
1 Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, Folio Essais, 1987.
Christophe André vient de publier Prendre le temps de méditer (avec un CD d’exercices) aux éditions de L’Iconoclaste.