Éric Piolle, maire écologiste de Grenoble et fondateur de la Biennale des villes en transition, et Aurélien Barrau, astrophysicien au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble et professeur à l’université Grenoble-Alpes, sont engagés tous deux pour la transition écologique. Portent-ils le même regard sur les moyens d’y parvenir ? Interview croisée…
Politique verticale ou diffusion par la base : quelle voie emprunter pour réussir à protéger la planète ?
Éric Piolle J’entends dans le discours d’Aurélien Barrau une écologie de la limite. Celle-ci définit notre rapport entre liberté individuelle et liberté collective. Elle crée les conditions qui permettent à la fois de lutter contre les inégalités et de favoriser l’épanouissement personnel. À mon sens, nous avons simultanément besoin de l’action individuelle, collective et institutionnelle. Penser que l’une des trois peut être, seule, vectrice de solutions est faux. Souvent, d’ailleurs, le politique se comporte comme une voiture-balai dans les évolutions culturelles. D’où l’importance d’aborder les problèmes de manière multi-axiale. Ce n’est pas la rationalité qui nous fera avancer, mais plutôt cette sorte de mythologie collective positive. Les discours d’Aurélien viennent percuter le monde. C’est dans cette dimension presque artistique qu’on peut générer du commun et mettre tout le monde en mouvement.
Aurélien Barrau Je ne sens pas de tension entre la position d’Éric Piolle et la mienne. J’ai même un peu honte de me comparer à lui parce qu’il est dans l’action depuis bien plus longtemps que moi. Il est très important d’avoir différentes paroles sur une même situation. Je ne ferai pas mieux qu’Éric Piolle parce qu’on vit dans un monde extrêmement contraint. Une parole un peu plus libre, utopique ou déconnectée d’une certaine pragmatique du réel permet une vision plus poétique, philosophique ou libertaire.
É. P. Notre engagement politique, je crois, est enraciné dans une même conviction : l’avenir de l’Humanité n’est pas écrit. Il ne se lit pas dans des courbes, n’est pas issu de modèles mathématiques. Pour reprendre l’idée d’Edgar Morin, nous avançons sur un chemin qui est aussi important que le point de destination. Il faut avancer en étant attentifs à sécuriser les garanties du quotidien, à chérir le bien commun, à encourager les libertés de contribution. Tout en se préparant à l’imprévu. J’ai eu une journée de travail avec Gorbatchev, qui disait que dans l’histoire de l’Humanité, les événements exceptionnels, ceux qui sont hautement improbables d’un point de vue statistique, sont en fait extrêmement nombreux. L’avenir est impensable, on l’a vu avec la chute du mur de Berlin ou avec ce qui s’est enclenché en Algérie à la fin de l’hiver.
Aurélien Barrau, à l’occasion du festival Climax à Bordeaux, en septembre 2018, vous avez insisté sur la nécessité de renoncer à une partie de ses libertés individuelles si l’on veut un monde plus juste et plus propre. N’est-ce pas un peu angoissant ?
A. B. Se priver d’un peu de liberté au bénéfice du bien commun, en l’occurrence la préservation de la vie, semble être tabou. On voit à quel point l’inertie intellectuelle engendrée par le système mortifère à l’œuvre empêche non seulement de trouver les réponses, mais aussi de poser les bonnes questions, sous peine de vous faire passer pour un extrémiste ou un radical. J’ai parlé de politique, mais c’est un axe parmi d’autres. On ne pourra pas conjurer la crise si l’on s’en tient à un seul levier. L’inertie systémique entrave l’efficacité politique. Alors on fait confiance à la somme des petits gestes pour avancer. Il n’y a aucune bonne solution unique dans la situation actuelle. Il est vital de multiplier les initiatives hors des champs déjà explorés. Éric Piolle a tenté pas mal de choses. Les expérimentateurs de l’ailleurs sont aujourd’hui nos vrais chercheurs, nos guides. Il faut les encourager.
É. P. La traduction politique nécessite du courage. L’éthique en politique, c’est d’être à la hauteur des événements qui nous font face, que l’on soit individus, acteurs collectifs ou membres des communautés. Il faut passer du stade où l’on sait des choses à l’envie de l’action. C’est dans cette action que l’on va générer du plaisir et de la capacité à agir encore plus. Si vous regardez les critiques faites sur notre action à Grenoble, c’est toujours orienté : on est trop déterminés dans nos choix, on fait passer la métropole à 30 kilomètres-heure, on ferme des axes à la circulation automobile, on avance à marche forcée vers une énergie 100 % verte dès 2022… On nous reproche une action rapide, mais le moteur de l’action est aussi émotionnel, artistique, mythologique. Car l’angoisse n’est pas génératrice d’action.
A.B. Dans le long terme, l’écologie n’est pas une privation de confort. Réintégrer un autre rapport au réel, plus raisonnable, plus serein et plus respectueux n’est pas quelque chose de triste. Ce n’est une décroissance que par rapport aux indicateurs de l’« Ancien Monde ».
Dans l’intervalle, notre société est en proie à un sursaut de violence.
É. P. Indéniablement, la violence tend à s’imposer au détriment de la parole. Et repousser la responsabilité en matière d’écologie, continuer d’agir sans cohérence vis-à-vis de ce que l’on sait du péril écologique, c’est répondre à la violence par la violence. La dérive sécuritaire du pouvoir est réelle, y compris en France. On voit se mettre en place une société qui consisterait à protéger 1 % de la population face au reste du monde. Cette dérive-là est une tendance de fond, qui procèderait en quelque sorte d’un néo-darwinisme. Avec un tel rapport à l’anthropologie, on a vu disparaître au xixe siècle des dizaines de millions d’êtres humains, considérant qu’ils n’auraient pas leur place dans le « monde de demain ». Le permis de vie à points en Chine, l’installation de la vidéo à reconnaissance faciale dans l’espace public à Nice ont la même finalité aujourd’hui. Veut-on encore préserver la vie, lutter contre les inégalités sociales et l’injustice environnementale ou bien protéger un nombre toujours plus restreint de personnes ?
A.B. On peut tous dire que la violence, c’est mal, le répéter en chœur en se prenant par la main. Mais le ressenti de violence, loin d’être objectif, est quelque chose de complètement construit. Je ne suis évidemment pas favorable à ce qu’on incendie un restaurant sur les Champs-Élysées, mais dans la hiérarchie des violences ressenties par nos concitoyens, je ne mettrais pas cet événement en tête de liste alors qu’on a des milliers de SDF qui meurent dans la rue. L’un n’excuse pas l’autre, naturellement. Mais on attend de l’intelligence et de l’action publiques et politiques qu’elles hiérarchisent les causes. Laisser mourir 70 000 de nos concitoyens chaque année par la pollution de l’air, si ce n’est pas violent, qu’est-ce que c’est ?
Prôner la décroissance, n’est-ce pas aussi générateur d’angoisse et de violence ?
É. P. La décroissance économique, ce n’est qu’un des moyens d’action. Cependant, tout soumettre à l’économie est une erreur. L’indicateur du PIB n’est pas le bon : le Forum international pour le bien vivre qui s’est tenu à Grenoble au printemps 2018 l’a bien montré. Revenons donc à nos objectifs sous-jacents : assurer le logement, l’alimentation, la mobilité, l’éducation, la santé, la sécurité physique, entretenir nos cinq ressources majeures – l’eau, les matières premières, le foncier, la biodiversité et l’énergie – comme des biens communs.
A.B. Se dire décroissant suscite un certain émoi. On est regardés alors comme des gens bizarres, qui ont des idées très hétérodoxes. La décroissance matérielle, c’est simplement une manière de sauver ce qui peut l’être. Ce n’est pas une idée révolutionnaire. C’est une question de rationalité élémentaire. La plus dangereuse des idées, c’est de croire que l’on va pouvoir quand même continuer parce qu’on va trouver des nouveaux moyens de s’en sortir. La croyance en un miracle technologique, qui viendra nous sauver sans qu’on ne perde rien de notre confort, est littéralement fausse dans une économie de marché.
Comment alors mobiliser l’intelligence collective ?
É. P. L’inaction politique a accentué les inégalités sociales et négligé la question environnementale au point d’angoisser toutes les générations. Une immense majorité de nos concitoyens est convaincue qu’on va vers le pire. Tout d’un coup, un horizon de temps se dessine devant nous. Cela crée un choc. Notre cerveau humain vit du mystère de l’infini, espace et temps. C’est ce rapport à ces deux infinis qui crée la magie de la vie. Sauf que maintenant, on commence à avoir une petite idée de là où on se dirige. Cela crée une angoisse spirituelle majeure. Le seul moyen de pallier cette angoisse, c’est se répéter que l’avenir n’est pas écrit et qu’il est fait de ces petits grains de sable qui bouleversent le sens des choses, ces gouttes d’eau qui font des vagues. C’est dans l’action et l’entraînement à l’action que l’on va prendre du plaisir à être aligné avec quelque chose qui a plus de sens pour nous que d’accumuler le matériel en permanence.
A.B. Dans les petits cafés du centre-ville, j’entends tous les gens dire qu’il faut faire quelque chose. Ça, c’est à peu près acquis. Mais de l’autre côté, les commerçants les plus aisés ne semblent pas prêts à perdre un ou deux points de chiffre d’affaires pour sauver nos enfants. Comment changer cet état d’esprit, je n’en sais rien… L’espoir viendra peut-être des jeunes. C’est très vivifiant de parler avec eux. La question est de savoir si lorsqu’ils seront aux commandes, ils seront des vieux cons comme nous ou s’ils auront gardé cette fraîcheur !
É. P. Écouter les jeunes, encourager leur parole me semble absolument nécessaire. À l’occasion des 70 ans de la Libération de Grenoble, j’avais souhaité que des déportés soient interviewés par des enfants des écoles primaires et qu’un travail scolaire s’engage ensuite autour de la question « c’est quoi, être résistant aujourd’hui ? » Ils ont produit un spectacle en tenant le propos selon lequel il faut s’entraîner à parler d’amour. Cette notion m’a marqué. Plus on s’entraîne, plus on fait les choses vite et bien. Cela rejoint la notion de l’engagement. L’engagement marche s’il est joyeux, libérateur, sans déterminisme social. Au concours d’éloquence organisé lors de la Biennale, une soixantaine de jeunes, principalement issus des quartiers populaires, sont venus se présenter devant 600 personnes. Un spectacle très émouvant. J’ai besoin de la créativité de ces jeunes pour changer les choses. Je ne peux pas m’appuyer sur les 1 % les plus riches, ce ne sont pas eux les vecteurs du changement.
A.P. Il faut sortir de la logique de tolérance pour embrasser la logique d’amour. La tolérance, ce n’est pas intéressant, c’est s’efforcer d’adopter une posture morale pour accepter les différences de l’autre. Créer du commun, ça veut dire aller vers l’autre avec quelque chose qui relève de la porosité. Quelque chose qu’on pourrait appeler l’amour.
Comment l’écologie peut-elle faire son chemin à l’échelle d’une ville ?
É. P. Les chantiers ouverts au public (COP), les budgets participatifs à Grenoble montrent que l’on va dans le sens d’une écologie citoyenne. Nourrir la liberté de contribuer, c’est effectivement majeur. Il y a une vraie joie dans les COP, où les agents techniques de la ville sont heureux de partager leurs compétences techniques. On trouve des habitants heureux de s’investir dans l’aménagement de leur cadre de vie. C’est un vecteur d’action très concret. De la même manière, la diversité des projets proposés par les habitants dans le cadre du budget participatif est notable. Plus de 1000 habitants sont désormais impliqués dans les propositions du budget participatif. Même ceux qui portent un projet non retenu restent contents et font campagne pour les autres projets, voire s’associent en cours de route. C’est une mise en mouvement vraiment majeure. Notre objectif est aussi de faire en sorte que l’on soit poussés par cette société civile. Quand je me fais engueuler parce qu’on ne va pas assez vite pour la création de la voie Chrono’Vélo (dédiée aux cyclistes), ça me donne de l’énergie. Ça nous permet aussi de garder un horizon. Il faut avoir des rêves suffisamment grands pour continuer à les voir quand on les poursuit. Mon objectif, en permanence, c’est que notre ambition soit suffisamment grande pour la voir toujours, même quand on a la tête dans le guidon.
A.B. Le côté initiative citoyenne, démocratie directe, sur le papier, comment être contre ? Mais j’ai quand même une interrogation : quand on discute avec les gens, les sujets dont ils aiment débattre ne sont pas toujours très favorables au bien commun…
É. P. À Grenoble, si, c’est le cas. L’humanité est capable du pire comme du meilleur, selon le contexte. Le rapport entre l’individu seul face au mystère de la vie et le membre d’une communauté conditionne notre être social. Je l’ai expérimenté en entreprise : en fonction du climat d’une équipe, les gens peuvent donner le meilleur d’eux-mêmes aussi bien qu’ils peuvent se comporter comme des salauds. Ce qui prouve que nous sommes tous capables d’aller vers le meilleur.
Propos recueillis par Richard Gonzalez – Photos : Stéphane Bieganski
La Biennale des villes en transition
Lancée en 2017, à Grenoble, sous l’impulsion d’Éric Piolle, la Biennale des villes en transition s’est imposée comme l’un des grands rendez-vous internationaux de la transition écologique. Durant une semaine, en mars dernier, la deuxième édition a rassemblé plus de 50 000 personnes autour de conférences, tables rondes et ateliers thématiques sur l’alimentation, la mode, l’emploi, l’aménagement urbain, les mobilités, etc. Plus de 150 événements au total, ouverts à tous les publics. 3 000 personnes ont assisté à la table ronde d’ouverture en présence de Cyril Dion et au concert d’Emily Loizeau. La Biennale a aussi attiré une cinquantaine de personnalités issues du monde entier, avec notamment la présence de maires de grandes villes venus partager leur expérience de la transition écologique. Aurélien Barrau et la musicienne Flavia Coelho ont animé la soirée de clôture.
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