Autrice d’une thèse sur La Louve 1, Hajar El Karmouni a travaillé durant presque deux ans sur la création de ce supermarché, un géant de la consommation coopérative en France. En décrivant ce modèle, elle restitue l’état d’esprit de ses adeptes, qui le reproduisent dans de nombreuses villes. Et évacue tout activisme de la démarche.
© Mathieu Genon
Pourquoi avoir choisi de travailler sur La Louve ?
Au début, je m’intéressais plus largement à la consommation responsable. On en parlait déjà beaucoup, mais je me demandais pourquoi il n’y avait pas encore de réel changement dans les pratiques. Je sentais une résistance. Par exemple, Artisans du Monde, qui a amené le commerce équitable en France dans les années 1970 sous l’impulsion de l’abbé Pierre et que je suivais pour mes recherches, n’arrivait pas à renouveler son socle de bénévoles alors que ce mode de consommation attirait de plus en plus.
En parallèle, vers 2011, j’ai commencé à m’intéresser à La Louve, quand elle était en phase de prélancement et occupait un local à Bagnolet sous forme de groupement d’achat. Mais c’est quand elle a lancé sa campagne de financement participatif que j’ai focalisé mes recherches sur elle. Il y avait un engouement extraordinaire alors qu’elle n’existait même pas encore. Je me suis dit : «Il se passe quelque chose.» Comment ces gens arrivent-ils à faire autant parler d’eux ?
Vous avez passé presque deux ans sur le terrain, lors de la phase de constitution du supermarché. Qu’avez-vous observé ?
En 2014, quand j’ai véritablement commencé mon travail de terrain, il y avait trois cents ou quatre cents adhérents, mais c’était déjà une fourmilière en action ! Les gens travaillaient en souriant, avec une grande énergie, et étaient plutôt jeunes. C’était vraiment différent, incomparable avec Artisans du Monde ou La Ruche. On sentait la volonté de mener un projet collectif. Lors des entretiens, des gens me confiaient : «Je ne sais pas si je vais aller faire mes courses à La Louve, mais j’ai envie de participer, d’apporter quelque chose, de réinventer le modèle des coopératives de consommation du XIXe siècle.» Il y avait cette idée, très forte, d’être une communauté pionnière. Et c’est pareil pour les supermarchés coopératifs qui sont en train de naître partout en France : on veut être les premiers de quelque part, une région, un département, une ville…
La Louve, Paris 18e © Mathieu Genon
L’objectif est donc de reproduire le modèle de La Louve, qui a elle-même reproduit celui de la Park Slope Food Coop de New York ?
Oui, tous ont globalement la même charte et le même fonctionnement. Il n’y a pas de grandes différences dans l’état d’esprit non plus. Tous s’inspirent de ce qu’est la Park Slope aujourd’hui. Mais il faut savoir que celle-ci s’inscrivait, au commencement, dans le mouvement de la contre-culture et que ses membres avaient un profil beaucoup plus militant.
Vous voulez dire que ceux qui s’engagent aujourd’hui, à New York comme à Paris, Nantes, Rennes ou Saint-Étienne, ne sont pas particulièrement militants ?
Disons que leur profil est plus libéral : on va faire ensemble, on porte un projet collectif, mais d’abord pour soi. Car il ne faut pas oublier que l’on cherche aussi à payer ses produits en moyenne 30 % moins cher, à qualité comparable. C’est un supermarché qui appartient à tout le monde et dans lequel on est acteur. Ce n’est pas le même rapport à la caisse, à la pesée, à la découpe du fromage, à la mise en rayon. On vient un peu jouer à la marchande.
Les coopérateurs sont un peu moins exigeants que chez Artisans du Monde ou que dans les Amap, par exemple. La Louve n’a pas voulu de ces puristes-là. Pendant les réunions d’information, les membres disaient directement aux nouveaux : «Il y aura du Nutella et du Coca-Cola.» Et ça, c’est clivant. C’était une espèce de repoussoir. En réalité, il n’y a pas la marque Nutella, mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à La Louve, on n’est pas là pour faire la morale ou pour dicter des positions politiques. On refuse de porter un discours idéologique. Le supermarché assume complètement d’avoir tous types de produits, conventionnels et bio, même si l’effort de proposer des produits éthiques est respecté. C’est au coopérateur de choisir son produit.
Les coopérateurs ont donc des profils très différents les uns des autres ?
Leurs envies d’agir pour mieux consommer se rejoignent, mais tous ne placent pas le curseur au même endroit. Lors des assemblées générales, il était par exemple demandé que chacun apporte quelque chose à manger ou à boire. C’était intéressant à observer : il y avait ceux qui faisaient eux-mêmes un cake ou une tarte, ceux qui avaient été dans une Biocoop et ceux qui avaient pris du bio de Carrefour ou un jus simple au Dia d’à côté.
Ce que l’on peut dire aussi, c’est qu’ils étaient nombreux à s’engager pour la première fois, avec une moyenne d’âge d’environ 35 ans, plus jeune donc que la moyenne nationale des bénévoles. On y retrouve des actifs, mais aussi des retraités et des gens en transition, qui ont du temps à consacrer au projet.
Le supermarché fonctionne avec des centaines de bénévoles, voire des milliers. Personne n’est professionnel, donc. À quelle nouvelle approche du travail assiste-t-on ?
La plupart du temps, en effet, les membres qui effectuent leur service de trois heures découvrent le fonctionnement d’un supermarché. Ce sont des tâches assez simples, pour lesquelles ils n’ont pas besoin d’être réellement formés. Mais pendant la phase de constitution, j’ai observé autre chose : chaque groupe de travail était composé de personnes très compétentes dans leur domaine. C’est absolument indispensable pour que ça avance bien : l’avocat rejoint le groupe juridique, le comptable ou le directeur financier le groupe finances, le journaliste ou le communicant le groupe communication, etc. Il y a donc, pour certains, une reproduction dans une activité bénévole de son activité salariée. Comme si cela donnait un autre sens à notre travail. On sent qu’il y a une utilité sociale, que les finalités ne sont pas les mêmes : on le fait pour soi, pour ce qui va être notre supermarché. Les trois heures de service en magasin et celles que l’on peut faire à côté dans le cadre d’un groupe de travail vont être très facilement acceptées par le coopérateur.
Et qui se salarie, à l’ouverture du supermarché ?
Ceux qui sont très impliqués dans la structure, qui en connaissent toutes les facettes et qui ont fait preuve d’engagement depuis le début. Dans la plupart des cas, il y a peu de salariés – on commence par un ou deux – alors ce n’est pas toujours évident. Tout cela se passe généralement en interne. D’autres, par leur engagement, peuvent accéder à un certain pouvoir autrement, en devenant un membre élu, par exemple.
Des dizaines de projets de supermarchés coopératifs sont à ce jour en gestation. Leurs porteurs font donc le pari que beaucoup de Français tourneront le dos à la grande distribution pour adopter leur modèle. Est-ce réaliste ?
Oui, dans la mesure où un certain nombre de personnes sont soucieuses de mieux se nourrir, surtout à des tarifs plus abordables que ceux que proposent les magasins bio, tout en respectant les producteurs. Ces projets, qui naissent en majorité en ville, où il existe une déconnexion entre producteurs et consommateurs, trouveront les coopérateurs nécessaires pour pérenniser leur activité. Mais cela reste tout de même marginal. Quand on s’y intéresse de près, lorsqu’on est en ville, au contact de personnes sensibilisées, on a tendance à penser que les magasins coopératifs vont signer la mort des supermarchés classiques.
Mais ces derniers s’adaptent et se nourrissent des alternatives : qui est le premier distributeur de l’agriculture biologique en France ? Carrefour ! Que pèsent les initiatives des individus face à la force de frappe d’un Carrefour ? Alors on n’assiste pas encore à un changement de paradigme, mais la transformation opère grâce à des alternatives de plus en plus visibles. C’est lent, mais ça change ! Ces cinq dernières années, ça a déjà beaucoup évolué, et le fait que des dizaines de magasins se préparent à voir le jour, à petite ou grande échelle, est un signe très positif. Beaucoup de boutiques proposent aussi des produits en provenance directe du producteur ou de petites épiceries autogérées. Ces supermarchés coopératifs vont amener des changements d’état d’esprit, une autre éducation. Voilà leur défi : toucher des populations qui, pour le moment, ne sont pas prêtes à consommer autrement.
Texte de Virginie Tauzin et photos de Mathieu Génon
1 Hajar El Karmouni, « Le travail du consommateur pour la mise en place d’une alternative : cas du supermarché coopératif La Louve », université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2017
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